Diplômé d’anthropologie sociale de l’Université de Chicago et Docteur en Anthropologie de l’Université du Havre, Georges Arbuz s’intéresse au versant anthropologique du vieillissement. Après avoir publié deux ouvrages, Le Grand Age : Chance ou Fatalité ? (Seli Arslan, 2003) et Préparer et vivre sa vieillesse (Seli Arslan, 2006), il propose, dans ce nouveau livre, d’améliorer la connaissance des aspects inédits du vieillissement en cette période de transition démographique grâce aux témoignages directs de ceux qui vivent cette expérience spécifique et inédite.
En allongeant considérablement l’espérance de vie, notre époque se doit en effet de reconnaître son ignorance des nouvelles réalités de l’âge prolongé, si tant est qu’on veuille bien les considérer sous un autre angle que la pathologie et la charge collective qui s’ensuit. Plus qu’un état définitif n’offrant de perspective que la mort, le vieillissement est avant tout un processus, amorcé parfois bien avant la cessation d’activité, et qui ne se réduit pas aux catastrophes sanitaires par lesquelles on se borne le plus souvent à le caractériser. C’est un âge de la vie où l’individu doit affronter, sans se dérober, les questions essentielles qui l’ont accompagné tout au long de son parcours et qu’il n’a pas toujours pris le temps de méditer comme elles le méritaient, en tout cas un âge qui ouvre de nouveaux champs de réflexion et d’action personnelle devant les épreuves qui ne manquent pas de survenir. Si celles-ci n’épargnent certes pas les autres âges de la vie, l’horizon dessiné par la mort plus proche que jamais leur donne désormais une tonalité particulière. La personne ne se sent plus portée par une société qui autrefois avait contraint ses choix et pesé sur son mode de vie. Désormais l’individu est livré à lui-même, devant assumer une autonomie qu’il expérimente dans toute sa plénitude et son exigence. Une difficile liberté qu’il lui faut pleinement assumer…
Le livre concerne donc la vieillesse vécue et non les statistiques ou les définitions construites collectivement ; non ses implications sociales, médicales et économiques, mais ses dimensions anthropologiques et symboliques. L’objectif de Georges Arbuz est bien de contribuer à un changement profond et nécessaire du regard porté sur le vieillissement. Toutes les terreurs d’une société obsédée par l’activité, la puissance, la santé, la sécurité, se portent en effet sur les personnes âgées qui finissent par ne se considérer elles-mêmes plus que comme une charge ou un objet de crainte si ce n’est de rejet. Or, cette catégorie de la population, qui compte d’ores et déjà 15 millions de personnes, est appelée à atteindre plus de 23 millions d’individus en 2060. Il est donc urgent que la société modifie ses représentations et fasse de ce phénomène nouveau une force plus qu’une faiblesse. « Jamais une société n’aura tant fait pour ses vieux (…), mais le regard sur eux reste négatif et le risque existe d’un fossé grandissant entre les personnes âgées et le reste de la société »1. Sans attendre davantage du collectif qui, contrairement aux sociétés traditionnelles où la vieillesse apparaissait comme un accomplissement, n’envisage le vieillissement que sous l’angle de la prise en charge et des dépendances multiples, les personnes concernées doivent désormais elles-mêmes travailler à la modification du regard porté sur l’avancée en âge, en s’affirmant actrices de leur propre parcours et en transmettant aux jeunes générations les savoirs qu’elles sont les seules à détenir. « Nos sociétés vont devoir donner du sens à ce temps gagné sur la mort, c’est-à-dire une valeur symbolique, une utilité »2.
L’ouvrage se veut le récit d’une recherche-action, c’est-à-dire une étude menée avec la collaboration de la population concernée afin, non seulement de comprendre ce qui caractérise ce moment de vie, mais d’en modifier l’éclairage et la perception. L’auteur s’est donc attelé à donner du sens au fait même de vieillir, en animant des entretiens individuels mais aussi des groupes de réflexion et des formations destinées au personnel d’institutions spécialisées et aux aidants. Dépassant la simple démarche des entretiens individuels, Georges Arbuz a mis sur pied, à l’hôpital Bretonneau à Paris et dans le cadre de La Vie devant nous, association devenue un « laboratoire permanent d’étude et de formation sur l’existence entre 60 ans et la mort », des ateliers thématiques de réflexion dédiés à toute personne souhaitant approfondir les questions essentielles à ce moment de sa vie : « Organiser sa vie après la retraite, Accompagner ses parents en fin de vie, Faire face à la perte d’un conjoint, Changer de lieu de vie, Sentiment de finitude et spiritualité »… Le livre se révèle alors une véritable mine de témoignages et d’informations sur le ressenti des individus vieillissant, leurs aspirations et leurs questionnements Encouragés par une écoute subtile et sensible qui parvient à métamorphoser les déficiences individuelles en richesse partagée, ce sont les participants eux-mêmes qui peu à peu mettent à jour les préoccupations et les aspirations profondes qui les habitent, faisant alors bouger les lignes de ce qu’ils croyaient définitivement « joué ».
L’auteur a consulté pour son étude une population nombreuse et socialement diversifiée, aussi bien géographiquement qu’économiquement et culturellement. Ainsi se rend-il dans diverses régions de France, villes minières de Lorraine, du Nord ou du Pas de Calais, communes agricoles de Creuse, différentes institutions de province : maisons de retraite, foyers-logement, hôpitaux ou encore Universités du temps libre… Afin d’éviter l’asymétrie qui guette toujours les entretiens individuels où le chercheur est perçu comme en surplomb de la situation évoquée, les ateliers sont cadrés par une méthode rigoureuse qui, avec le concours bienveillant mais neutre d’un chercheur spécialement formé (un « agitateur » selon la terminologie de la sociologie de l’action proposée par Alain Touraine), laisse se déployer la créativité du groupe en train de réfléchir. Ce dispositif collectif constitue une « enveloppe de protection » qui permet à chacun d’aborder en confiance et sans honte d’un regard social dépréciatif, les pensées et sentiments qui entourent ses expériences intimes du vieillissement.
De ces réflexions collectives, Georges Arbuz retient quatre situations fondamentales, comme autant de ruptures qui semblent marquer ce moment de l’existence :
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La cessation d’activité professionnelle
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La relation aux parents âgés
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Le vieillissement en couple ainsi que la confrontation à la maladie et à la perte
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L’expérience de la solitude et le face-à-face avec la finitude
L’analyse des témoignages accompagnée de riches références à la littérature classique et d’une bibliographie extrêmement riche, permet de montrer à quel point se retirer de la « production de richesses » devient propice à l’approfondissement et à la mise en place de relations de réciprocité (dans le cadre familial ou associatif) qui, développées, sont susceptibles de transformer la nature d’une société et de bénéficier à toutes les générations.
Il ressort de l’étude que, pour la santé même de la société contemporaine, il serait souhaitable de porter une attention accrue à la population âgée. Non seulement en termes de soin, mais surtout de considération pour l’expérience et la vie intérieure de chacun. Prendre le temps d’écouter les aspirations des Anciens, souvent en intense décalage avec les représentations collectives. Remplacer les images de détérioration par la prise en compte de l’auto-réflexivité et des savoirs d’expérience. Soutenir les démarches de réciprocité (le don et contre-don chers à Marcel Mauss) qui enrichissent non seulement la vie des personnes âgées mais celles des autres générations en les situant dans une chaîne intergénérationnelle capable de renforcer la cohésion sociale, en la fondant sur des valeurs de lien et non d’exclusion.
Le respect et l’attention portés à la vie intérieure des personnes âgées seraient d’un puissant enseignement en une époque souvent pessimiste et prisonnière de l’accélération effrénée du temps. « Le malheur n’est pas de s’apercevoir qu’on vieillit, c’est de ne pas s’en rendre compte plus tôt et de perdre ainsi du temps avant de commencer à vivre »3, exprime une vieille dame déplorant les contraintes qu’elle avait acceptées toute sa vie sans en mesurer la nocivité. A l’instar de cette prise de conscience, sans doute se joue-t-il là la santé mentale et spirituelle d’une société tout entière.
La contribution de Georges Arbuz à ce qui s’avère désormais un enjeu capital de notre époque est d’autant plus originale qu’elle délaisse le registre habituel des aides à apporter aux Anciens, pour libérer et attester leur propre pouvoir transformateur. La génération née entre 1930 et 1950, la première à bénéficier des progrès de l’espérance de vie, constitue à cet égard une génération pionnière qui est appelée à expérimenter de nouveaux modes d’être et d’agir et devenir force de proposition, précieuse à la génération des baby-boomers qui la suit. La postface de la sociologue Anne-Marie Guillemard, auteur du livre qui fait date La Retraite, une mort sociale, Sociologie des conduites en situation de retraite (Paris, Mouton, 1972) souligne tout l’intérêt de la démarche de Georges Arbuz qui abandonne la posture d’extériorité du chercheur pour donner la parole à l’intériorité des personnes qu’il accompagne.
Nous conclurons avec Anne-Marie Guillemard : « Une fois refermé le livre, que reste-t-il ? Il me semble qu’au fil de la lecture s’est construite une autre représentation de la vieillesse. Loin d’être sujets de prise en charge, les plus de soixante ans se prennent en main. Avancer en âge implique une dynamique perpétuelle de changements, d’adaptations, de remises en cause de soi, de ses relations avec ses proches et avec le monde en faisant appel à ses ressources propres (…). Le grand mérite de ce livre n’est-il pas de nous introduire, finalement, à la réalité de la condition humaine dans une société de vie longue ? En cela, il est porteur d’enseignements pour toutes les générations ».
Joëlle Caullier
Professeur à l’Université de Lille
1 G. Arbuz, op. cit., p. 48
2 P. 47
3 P.323
Georges Arbuz, L’Avancée en âge au XXIe siècle. Approche anthropologique, Paris, L’Harmattan, 2015
Préface de Daniel Reguer, Postface de Anne-Marie Guillemard, 392 pages.