En un temps de questionnement des conditions du décès de nombre de résidents des maisons de retraite médicalisées du fait de la pandémie du COVID 19, il peut être utile de rappeler le caractère irremplaçable des liens entre les générations à l’approche de la mort.
Lorsqu’ils abordent la phase ultime de leur vie, les résidents des maisons de retraite attachent une grande importance à la présence auprès d’eux de leurs enfants. « Ah te voilà ! Quand on arrive ma mère nous renvoie quelque chose d’extraordinaire. Dès qu’elle nous voit elle sort très vite de sa torpeur, les rides se relâchent, elle revit, retrouve une vie en intériorité. » nous dira une dame de 66 ans à propos de sa mère âgée de 92 ans. Une autre ajoutera « à chacune de nos visites ces dernières semaines, mes parents, très âgés et malades l’un et l’autre, veulent savoir s’ils ont été à la hauteur de leur engagement, s’assurer qu’on ne les oubliera pas et qu’on gardera des objets qu’ils ont aimés. » Entre le parent et son enfant et entre ceux-là seulement se réalise dans ces moments une mise en lien du passé, du présent et de l’avenir et tout se passe comme si ce dialogue était la condition pour que le parent puisse accepter son destin d’être pour la mort et pour que le fils ou la fille puisse prendre symboliquement sa place dans la chaîne des générations.
Interrogés dans une maison de retraite sur la manière dont ils vivent les visites de leurs enfants, les réponses des résidents, tous âgés de plus de 85 ans, sont proches de ces observations. Ce sont des moments importants, qu’ils attendent et qu’ils appréhendent, en espérant à chaque fois que tout va bien se passer. Ils souhaitent pouvoir regarder leurs enfants dans les yeux, sans avoir honte de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils ont fait pour eux, évoquer les moments forts de leur relation, éliminer les malentendus, avoir le sentiment de ne s’être pas dérobés à leur devoir, de n’avoir pas refusé de donner, en plus de la vie biologique, les éléments essentiels de la construction de soi à chacun de leurs enfants. Arrivées à cette phase de leur vie, les personnes sont aussi sensibles aux témoignages d’affection et de gratitude qu’elles reçoivent de leur part. « Avant la pensée de la mort m’occupait constamment, j’avais le sentiment d’être devenue inutile, la vie ne m’intéressait plus. Puis à 80 ans j’ai eu un problème cardiaque et j’ai été étonnée par le soin pris par le corps médical à prolonger ma vie. Mes enfants, à la suite de cet évènement, m’ont prodigué une attention que je n’avais pas connue antérieurement. J’ai alors pris conscience de plein de choses, et tout d’abord que je comptais pour eux, de l’intérêt aussi que me portaient d’autres personnes de mon entourage, de l’importance du partage avec elles des petits plaisirs de la vie, du plaisir de marcher, de se parler. Vivre à 84 ans lorsqu’on se sent entourée c’est plutôt bien et depuis cet épisode j’attends la fin de la vie avec beaucoup moins d’angoisse qu’autrefois. »
Pouvoir revisiter certains aspects de sa relation avec ses enfants est important pour que la personne dont la vie s’achève accepte de lâcher prise, ne reste pas suspendue à ses regrets et à ses remords comme ces âmes des ancêtres en Afrique qui n’ayant pas réussi à bien se séparer de leur communauté, ou inquiètes quant à leur avenir, n’ont pas trouvé la sérénité nécessaire pour rejoindre le royaume des morts, tournent en rond au-dessus du village, empêchant les vivants de retrouver une vie normale et de vaquer à leurs occupations, tourmentés qu’ils sont par les fantômes des défunts qui viennent hanter leurs songes.
Les insatisfactions et les obstacles
Les relations entre le père et son fils ou entre la mère et sa fille ne correspondent pas toujours à ce qu’on aimerait trouver dans ces moments de rencontre. Nombre d’obstacles peuvent s’y opposer à commencer par la difficulté d’évoquer tout ce qui pourrait suggérer que la mort se profile, et ceci malgré les nombreux signes qui l’annoncent. Si on ne meurt pas de vieillesse, la phase terminale est précédée d’une période plus ou moins prolongée de maladies, d’incapacités graves, d’examens avec l’attente et l’annonce de leurs résultats et de ce qu’ils impliquent, d’hospitalisations et de soins. Il en résulte que même si la perspective de la fin n’est pas mentionnée, elle est implicite dans les entretiens avec les professionnels et présente dans les pensées du patient et des membres de sa famille, ce qui ne veut pas dire qu’il leur soit facile de l’aborder. « On n’a pas parlé, mais on a fait et on était présent. On avait plein de choses dans la pensée, mais lui en parler n’était pas possible, elle n’était pas la dedans, « tu n’oublies pas de mettre ce chèque sur mon compte » me disait ma mère. J’aurais aimé qu’elle me parle de sa vie, des instants présents. On a vécu plein de choses mais ce n’est pas passé dans les paroles, on était là pourtant, moi, mon mari et mes enfants. »²
Entrent aussi en ligne de compte les souvenirs d’épisodes difficiles, parfois très anciens, de la relation parent-enfant. « Ma mère a 98 ans, elle est en maison de retraite en vallée de Chevreuse. On se téléphone tous les matins. Mais elle ne me donne que des signes de vie anodins. Elle-même ne sait rien de ma vie et ne me demande rien. C’est très blessant et douloureux. Je vais toujours très bien pour maman. Et quand elle me demande « Tu me téléphones pour me dire quoi … ? » je sens que ce que je pourrais lui raconter de ma vie, de mes sentiments, ne l’intéresse pas, que ce serait trop douloureux de lui rappeler des souvenirs, elle devra attendre, moi je ne peux pas.»
Eviter de trop attendre le moment de se parler
Comme dernier exemple de l’importance du dialogue entre parent et enfant avant que la mort ne les sépare, voici les propos du Mareschal de Monluc après le décès de son fils en l’Isle de Maderes en 1566, rapportés par Montaigne. « Il me faisoit fort valoir, entre ses autres regrets, le desplaisir et creve cœur qu’il sentit de ne s’estre jamais communiqué à luy ; Et, sur cette humeur d’une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien connoistre son fils, et aussi de luy declarer l’extreme amitié qu’il luy portoit et le digne jugement qu’il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit-il, il n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance que je n’ay sçeu ny l’aimer, ny l’estimer selon son merite… »³
En un temps et dans une société qui tente de limiter les conséquences de la pandémie du covid 19, notamment en isolant les plus anciens de ses membres, il convient de rappeler le caractère irremplaçable des liens entre les générations à l’approche de la mort et d’être attentif aux difficultés éventuelles que peuvent rencontrer aussi bien les parents que leurs enfants à se parler, lorsque est venu le temps des derniers partages, de la transmission et du passage du relais4.
Notes :
1 Le texte intégral de cet article intitulé ‘Sens et Finalité des liens entre générations à l’approche de la mort’, a été publié en décembre 2008 dans le n° 127 de Gérontologie et Société, p 67-83
2 Témoignage de Madame G. à propos de l’accompagnement des derniers mois de vie de sa mère.
3 Montaigne, Essais, De l’affection des pères aux enfans, livre II, chapitre VIII, La Pleiade, Paris 1958, p. 434
4 Mes remerciements à Eliane Feldman et Denise Schaeffer pour leur relecture et suggestions