Le contexte à l’origine du système de soins actuel
Une période d’engouement pour la recherche et l’innovation
Cette période commence avant la Première Guerre mondiale, a donné toute sa mesure après la Seconde, notamment durant les Trente Glorieuses, et se caractérise par une croyance dans le pouvoir de la science et de la technique à répondre aux aspirations de la société. Celle-ci accueille avec enthousiasme la multiplication des découvertes et leurs applications techniques, le développement de l’industrie, l’extension des échanges, la modernisation de l’habitat. Grâce à des dispositions sociales plus favorables, un taux de chômage très bas, une partie croissante de la population a pu tirer profit des périodes de prospérité, accéder à une plus grande aisance matérielle. Il en a résulté de nouveaux besoins de consommation, un changement de modes de vie et, avec l’extension des zones résidentielles et la généralisationdes congés, une augmentation des déplacements, notamment automobiles. Sur le plan médical, les applications des découvertes scientifiques(3), la mise au point d’instruments de haute précision, les enseignements tirés de la médecine de guerre, la découverte de nouveaux médicaments, transforment les méthodes de diagnostic(4), d’intervention et de soins, permettent d’intervenir sur des maladies jadis considérées comme incurables, suscitent beaucoup d’espoirs (5). Ils sont à l’origine du développement de nouvelles disciplines : cardiologie, rhumatologie, gastroentérologie, néphrologieavec la dialyse rénale, la greffe du rein. Le recours à la biologie, la radiologie, l’anesthésie-réanimation devient une pratique courante. La phtisiologie disparaît et se trouve remplacée par la pneumologie. La miniaturisation et la réduction des coûts d’appareils compensant les déficiences des grandes fonctions – auditives, visuelles, cardiaques – ouvrent de nouvelles perspectives.
Des patients en attente de soins efficaces
Une plus grande aisance matérielle, de nouveaux modes de vie, entraînent un changement du profil et des attentes des patients qui s’adressent à l’hôpital. Ils sont différents des pauvres, des incurables et des exclus de jadis pour qui l’hôpital était un lieu d’hébergement plus que de soin. Les nouveaux patients reçus sont des personnes engagées dans la vie active, chargées de famille. On trouve aussi dans ce groupe une nouvelle catégorie de retraités: les retraités aisés. Ce sont ces personnes qui sont les premières victimes des dégâts collatéraux du progrès.Le développement de l’industrie, des déplacements, entraîne en effet une multiplication des accidents du travailet surtout des accidents de la route. En 1960, le nombre de tués sur la voie publique est de 8000 et augmente les années suivantes pour atteindre près de 17000 en 1974. Dans l’euphorie de la démocratisationde l’automobile(6), dont le nombre est passé de 230 000en 1921 à 6,5 millions en 1960, l’accident est perçu par l’opinion publique comme le prix à payer de la modernité. Outre les accidents de voitures, il y a les catastrophes ferroviaires comme celle de Vitry-le-François et ses50 morts en 1962, les éboulements dans les mines, les coups de grisou qui, s’ils ne sont pas aussi meurtriers qu’en 1906(7), entraînent chaque fois leur lot de tués et de blessés. Souhaitant retrouver le plus vite possible les capacités qui étaient les leurs avant leur accident, « ces patients veulent être soignés vite et bien, rester juste le temps nécessaire à l’hôpital, ne pas y perdre de temps(8)». Ils sont exigeants et s’attendent à ce qu’on leur propose les techniques médicales les plus récentes.
L’avènement d’une médecine de pointe dans un hôpital rénové
Le souhait de faire bénéficier la population des progrès de la science médicale
L’organisation, héritée de l’hôpital lieu d’hébergement, ne correspond plus aux besoins des nouveaux usagers.Les responsables en charge du système sanitaire ont très tôt pris acte du changement en train de s’opérer. En1932, M.Sarraz-Bourdet présente un rapport au Conseil supérieur de l’Assistance publique préconisant une refonte des modalités de fonctionnement des hôpitaux.Cette idée sera régulièrement reprise. « Il faut inventerautre chose que ce qui existe, mettre en place des services spécialisés où la maladie est valorisée, réunir des professionnels hospitaliers capables de proposer des solutions thérapeutiques nouvelles, faire appel aux connaissances et techniques en gestation : biologie, micro-mécanique, électronique, optique, génétique[…].(9)» Mais d’autres préoccupations se manifestent, la modernisation devra attendre. À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’hôpital, au même titre que l’hospice et l’asile psychiatrique, reste réservé aux classes déshéritées de la population. « En dehors de la tuberculose,la plupart des affections médicales étaient soignées à domicile. L’obstétrique et la chirurgie pratiquées en clinique privée. Le médecin hospitalier, très indépendant vis-à-vis de l’administration de l’hôpital, était en même temps très isolé.(10)» Aussi tard qu’en 1954, les spécialités cliniques dans les hôpitaux les plus prestigieux sont en nombre réduit. Les deux piliers étaient la médecine et la chirurgie générale. La neurologie et la psychiatrie formaient une spécialité unique. L’orthopédie est pratiquement inexistante.
La modernisation des pratiqueset de l’organisation hospitalières
C’est à partir de 1960 que les conditions sont réunies pour permettre à l’hôpital d’affirmer sa vocation de lieu d’accueil et d’expérimentation de pratiques thérapeutiques d’avant-garde. L’ordonnance du 30 décembre 1958 organise l’arrivée des fondamentalistes à l’hôpital, à égalité de grade avec les cliniciens et la création de fonctions à temps plein exercées conjointement dans l’hôpital et la faculté (11). L’Institut national d’hygiène(INH) créé en 1941, qui était chargé d’effectuer des travaux de laboratoire intéressant la santé publique et de coordonner les enquêtes sanitaires menées dans le pays, est remplacé par un organisme dont la vocationest la recherche, l’Institut national de la santé et de larecherche médicale (Inserm), institué par le décret du 18 juillet 1964. On attend de la recherche et de la modernisation des soins des résultats pratiques comme celui d’assurer une meilleure prise en charge des accidentésde la route. Le 3 décembre 1962, le président de l’Automobile Club du Midi en fait l’observation à la commission administrative des hôpitaux de Toulouse :« Les statistiques prouvent que certains accidents auraient pu avoir des conséquences moins graves si des précautions étaient prises sur place au moment des premiers secours apportés à la victime.» C’est en reprenant cette idée « d’aller au pied de l’arbre » (12) (là où sont les blessés) le plus vite possible et avec les moyens techniques appropriés que Louis Lareng, qui sera nommé professeur et défendra comme député son projetà la Chambre, va se mobiliser pour la création d’un dispositif de nature à venir en aide aux victimes des accidents. Si l’on veut ramener vivantes les victimes à l’hôpital et leur donner les meilleures chances de survie, il faut médicaliser le ramassage et le transport des patients, les acheminer dans les meilleures conditions de sécurité et de rapidité vers le site hospitalier où ils doivent recevoir des soins appropriés à la gravité de leu rétat de santé. Cela demande de disposer de compétences médicales spécialisées et de moyens techniques performants. Sur le lieu même de l’accident, il faut être capable d’envoyer de nombreux acteurs afin de soigner le malade avant même qu’il ne monte dans l’ambulance. De retour à l’hôpital, il faut mettre tout en oeuvre pour «sauver» la personne, minimiser les séquelles de son accident. Mais la vocation de l’hôpital en gestation ne se limite pas à soigner les blessés de la route. L’objectif est d’accueillir et de soigner tous les patients dont le pronostic vital est en jeu ou souffrant de pathologies lourdes, en les faisant bénéficier des méthodes d’investigation et de soins auxquels ils ne pourraient avoir accès dans d’autres structures de soins. Disposant de crédits d’équipement en augmentation, l’hôpital entre ainsi dans une ère nouvelle, acquiert l’image que nous lui connaissons aujourd’hui, configuration architecturale moderne, haute technologie, répartition par services spécialisés, et s’engage dans une dynamique d’innovation. Au fur et à mesure de l’avancée des connaissances, des spécialités nouvelles apparaissent par l’éclatement des disciplines médicales moins récentes. L’hématologie donne naissance à l’hémato-oncologie, à l’immunohématologie et à l’hémostase. La gynécologie obstétrique de l’après-guerre est à l’origine des services de gynéco-cancérologie, d’obstétrique, de traitement de la stérilité et reproduction assistée, de gynécologie médicale. Peu à peu instaurée a été instaurée une situation où ce sont les spécialistes qui définissent eux-mêmes, par leur offre de services, la demande qui s’adresse à eux. À partir des consultations externes ou des urgences, ils recrutent leurs malades en sélectionnant ceux qui relèvent de leurs compétences propres. Ils sont en position de monopole. La recherche, les publications, la présence aux réunions internationales confortent leur position par rapport aux autres membres de la profession.
Les incidences sur les motivations et les compétences attendues des futurs professionnels
Les jeunes générations de médecins et de soignants cherchent à s’insérer dans une organisation dont l’image est valorisante et sécurisante. « On croit au pouvoir de soigner et de guérir. On peut agir contre la maladie. Les résultats se mesurent et peuvent être améliorés. (13)»L’organisation doit obéir à une logique scientifique.«L’organisation valorisante est celle des services spécialisés,de la réanimation, de l’enjeu vital, des maladiesconnues des médias, de la recherche, des enfants, descancéreux, des transplantés… Par contraste, l’organisation démotivante est celle des services de médecine générale, des urgences, du long séjour. La logique de ces services est plus humaniste. Les objectifs sont mal définis, donc non mesurables. Les vrais problèmes ne sontpas abordés en face : la mort, la souffrance, le désarroi. Dans ces services, le décalage entre les aspirations du personnel et les satisfactions tirées du travail est immense. La place donnée à la recherche et aux innovations médico-techniques dans les grands centres hospitaliers, avec son corollaire, la diversification des disciplines, modifie le programme des études médicales et l’exercice de la profession en milieu hospitalier. Quant aux soignants, on trouve toujours dans leur décret de compétence mention de leur rôle propre, consistant à “protéger, maintenir, restaurer et promouvoir la santé physique et mentale des personnes, l’autonomie de leurs fonctions vitales physiques et psychiques en vue de favoriser leur maintien, leur insertion ou leur réinsertion dans leur cadre de vie familialou social […] à participer à la prévention, à l’évaluation et au soulagement de la douleur et de la détresse physique et psychique des personnes, particulièrement en fin de vie au moyen des soins palliatifs, et d’accompagner, en tant que de besoin, leur entourage” (14)». L’acquisition de capacités relationnelles et pédagogiques fait partie de leur cursus de formation, tient une place qui varie selon les services avec les pathologies traitées, la durée d’hospitalisation des patients. Ils doivent être capables de mener des entretiens de recueil de données, d’informer le patient sur la nature des examens et des soins qui vont lui être prodigués, de répondre à ses questions, de l’éduquer lorsque son état de santé nécessite un suivi après l’hospitalisation, des précautions. Mais dans les nouvelles structures qui se mettent en place, les procédures d’examens, les prélèvements, les soins, le suivi postopératoire, relèvent d’un planning précis, occupent l’essentiel de leur temps, et ce sont leurs compétences médico-techniques qui comptent en premier. Il est d’ailleurs rappelé, dans le décret cité, que les soins doivent être réalisés en tenant compte de l’évolution des sciences et des techniques. La liste des actes qu’ils sont habilités à pratiquer et que les étudiants passent beaucoup de temps à maîtriser est impressionnante, s’allonge à chaque nouvelle publication du décret de compétences(15) et au fur et à mesure de l’arrivée de nouvelles technologies.
Un changement d’état d’esprit par rapport aux bienfaits espérés de la science et de la technique
Une appréciation plus réaliste des possibilités de la science et de la médecine d’inspiration scientifique
Les douze années qui s’écoulent entre l’envoi dans l’espace du premier être vivant, la chienne Laika, à bord du vaisseau Spoutnik 2, en novembre 1957 et le débarquement de l’astronaute Neil Amstrong sur la Lune le 20juillet 1969 voient l’apogée d’une période de croyance inconditionnelle dans les capacités de la science et de la technique à résoudre les problèmes de l’humanité. Parla suite, des catastrophes de grande ampleur comme celles de Bhopal(16) et de Tchernobyl(17) vont contribuerà tempérer les espoirs. Dans le domaine médical, la survenue de dérives manifestes dans certains programmes de recherche, l’introduction hâtive sur le marché de molécules dont les effets indésirables sont mal cernés(18), les manipulations de données dans certaines publications, le constat de l’incapacité des professionnels à réparer tous les désordres, notamment ceux causés par les humains eux-mêmes, conduisent à une appréciation plus réaliste de ses limites et de ses risques. Les perspectives ouvertes par la transplantation d’organes, la maîtrise dela reproduction ou encore la promesse d’une maîtrise de l’hérédité soulèvent des interrogations sur les implications éthiques de ces progrès. Il en a résulté la publication de codes de bonne conduite (19) et la création de comitésd’éthique(20). En 1972, un an avant l’obligation de la ceinture de sécurité et les premières limitations de vitesse, la communauté nationale commence à prendre la mesure des dégâts irréversibles occasionnés par les accidents de la circulation que les techniques médicales les plus performantes sont impuissantes à réparer(21). En plus des tués, dans les 371 818 blessés, victimes d’un accident de la circulation cette année, on dénombre 18 600 blessés graves, des personnes qui, malgré les soins prodigués, garderont toute leur vie des séquelles de leur accident. La survenue de la pandémie du sida(22) met en évidence le décalage existant entre le rythme de progression des connaissances scientifiques et le piétinement dans le domaine du traitement et de la prévention biologique. «L’apparition et les ravages du sida ont surpris et effrayé autant les savants que le commun des mortels, tous ayant cru que la biotechnologie moderne les avait mis à l’abri de catastrophes de ce genre. (23)» Dans les deux cas, ces personnes, que la médecine a réussi à sauver de la mort, demandent des soins réguliers, un accompagnementà long terme. Dans les années qui suivront, l’intérêt pour la recherche et ses applications pratiques sera toujours présent mais des mesures seront prises pour l’encadrer en même temps qu’une attention plus grande sera donnée à la prévention.
Le regret de voir la médecine générale reléguée au second plan
Dans l’hôpital de spécialité, la médecine générale fait figure de parent pauvre, et ceux qui l’exercent sont en retrait. Fortement investis dans leurs projets, les enseignants chercheurs et praticiens hospitaliers vont jusqu’à s’interroger sur l’intérêt de conserver dans l’enceinte hospitalière la médecine interne, celle qui remplit la fonction «hôpital général» et reçoit les malades des urgences qui ne vont pas en spécialité. «Dans leur cas en effet, la technique médicale semble peu intervenir, une partie appréciable de ces patients pourrait relever de la médecine de ville, des services sociaux, du long séjour.(24)» En 1986, la question a été posée à la direction du plan des Hôpitaux de Paris qui a demandé à un groupe de travail pluridisciplinaire son avis : «Le centre hospitalier universitaire doit-il rester l’hôpital de secteur, soignant en premier recours des malades qui viennent spontanément en consultation ou en urgence ou doit-il favoriser sa fonction d’être un second recours pour des malades adressés par la médecine de ville ?(25)» Comme on pouvait s’y attendre, le groupe de travail a privilégié le choix d’une médecine de spécialité accueillant des malades en seconde intention, mais sans que la première ait été explicitement abandonnée ni donné naissance à une organisation spécifique. Le débat revient à intervalles réguliers. Lors du colloque de l’Unesco des 7 et 8 décembre 1999 dont le thème était: «Imaginer l’hôpital de demain dans sa dimension humaine, médicale, économique ou gestionnaire(26) », des préoccupations plus «humanistes» ont été exprimées. Le chef de l’État a rappelé l’importance de la présence du soignant au pied du lit du malade(27), un conférencier a souligné la place nouvelle donnée par la loi «au citoyen malade, devenu une personne à part entière, un interlocuteur à égalité de devoirs et de droits avec les soignants». Mais la majorité des exposés sont allés dans le sens des constats et des espoirs énoncés en 1986. Les conférenciers ont rappelé les révolutions attendues dans les domaines génétiques, thérapeutiques, les progrès à prévoir en matière de micro-électronique, d’optique, d’informatique, de robotique, les transformations dans l’imagerie, l’endoscopie, la chirurgie. Ils ont confirmé la puissance de l’engagement de la communauté médicale hospitalière en faveur d’une médecine privilégiant la science et l’innovation technique au détriment d’une approche plus globale de la personne malade, engagement qui avait déjà été relevé il y a plus d’un siècle et avait fait l’objet de critiques de la part d’une minorité de médecins et d’un nombre beaucoup plus important de membres des professions soignantes. L’attitude d’Ernest Schweninger, médecin de Bismarck, professeur de Groddeck, avant que celui-ci devienne son assistant de 1885 à 1896, en est une bonne illustration.«Il était en révolte contre les nouvelles tendances médicales de son époque. L’esprit même de la médecine traditionnelle se trouvait bouleversé par le souffle de la nouvelle médecine scientifique d’inspiration pasteurienne. Quelque chose de profond dans la démarche du médecin était en train de changer. Un équilibre, une certaine modalité de la pratique médicale traditionnelle semblait agoniser au profit d’une approche scientifique de la maladie[…]. La démarche causaliste d’une médecine qui met en avant l’agent pathogène comme seul fil conducteurpour la compréhension du déroulement de la maladie tend à éclipser les autres dimensions. La dimension proprement humaine, à la fois culturelle et langagière, disparaît, tout comme se trouve minorée l’importance de l’insertion de l’homme au sein de son univers culturel. La place et la fonction mêmes du médecin s’en trouvent complètement bouleversées. Il n’est plus ce guetteur attentif de l’osmose subtile entre l’homme et la nature, entre l’homme et son destin, il est maintenant celui qui combat un agent extérieur qu’il faut identifier puis exterminer.(28)» Ce jugementd’un praticien de la fin du XIXe siècle sur l’évolution de la médecine de son temps est toujours d’actualité.
L’« oubli » du sujet malade (29)
Le reproche couramment fait à la médecine d’inspiration scientifique, c’est de s’intéresser trop exclusivement à la maladie et pas assez au sujet malade (30). La notion de sujet s’oppose à celle d’objet (de soins). Dans la définition qu’il en donne, Maurice Blondel souligne la distance, l’originalité radicale du sujet par rapport à la compréhension que peut avoir de lui un observateur extérieur. Se référant à Maine de Biran, il relève « le caractère concret, intérieur, singulier de cet être qui existe non seulement en soi, mais pour soi, et qui, ne se bornant pas à être un objet visible du dehors ou délimité par des contours logiques, n’a sa véritable réalité qu’en contribuant à se faire lui-même, à partir sans doute d’une nature donnée et selon des exigences intimement subies, mais par un devenir volontaire et une conquête personnelle(31)». La médecine scientifique ne peut fonctionner qu’à condition d’exclure provisoirement le sujet, tel qu’il vient d’être présenté, et la particularité de son discours, du cadre de la consultation. Elle le fait en traduisant la parole du patient dans la langue de la médecine afin de donner une lisibilité scientifique au trouble dont il souffre, de pouvoir lui attribuer une cause objective, envisager le remède approprié. Une telle démarche ne fait pas difficulté tant que les maux pour lesquels lepatient vient consulter s’y prêtent et qu’à la suite du traitement proposé il peut se considérer comme guéri. Elle pourrait également être négligée, même dans les cas où la pathologie ou l’accident laisse des séquelles graves ou conduit à une issue fatale, à condition que la personne adopte le point de vue du médecin sur sa maladie et comment il doit se comporter. Or il n’en est pas ainsi. Médecins et soignants constatent que le patient, à l’annonce d’une pathologie grave, réagit d’une manière très différente de celle à laquelle ils s’attendaient. Il a tendance à dramatiser inutilement tel aspect ou au contraire à considérer comme banale l’information reçue, n’en retient qu’une partie, s’accroche à un mot, développe des stratégies, formule des attentes, qui déconcertent les professionnels qui le soignent(32). Ils découvrent que la manière dont chaque personne réagit à ce qui lui arrive lui est propre, est fonction de son histoire, de la représentation qu’elle a de sa vie et de ses relations aux autres, se situe sur un tout autre plan que celui imaginé par les représentants de la science médicale. Au vu de cette réalité, dans tous les cas qui échappent aux possibilités de la science médicale, une telle démarche d’exclusion du sujet pose problème. Car c’est bien à lui qu’il appartient– une fois reçu le fameux « on ne peut plus faire grand-chose pour vous »– de faire le deuil de son espoir de guérison, de reprendre possession et de s’accommoder du trouble dont il espérait pouvoir être débarrassé et de s’évertuer à vivre au mieux la situation. En résumé, si l’intérêt d’une médecine de spécialité n’est pas contestable, est en revanche l’objet des critiques la volonté d’hégémonie de sa part, l’illusion consistant à penser qu’elle est à même de prendre en charge, à elle seule, l’être humain dans toutes les dimensions de sa souffrance.
Une transition épidémiologique qui met en difficulté le fonctionnement du système de soins
Une transition épidémiologique (33)
Ces critiques n’auraient pas suffi à elles seules, en dépit de leur pertinence, à remettre en cause le privilège de la médecine de spécialité et l’organisation actuelle des soins et à rechercher de nouvelles orientations. Ce qui l’a rendu nécessaire c’est la prise en compte de l’importance de la transition épidémiologique, selon l’expressiond’Alain Colvez, dont on a pris conscience dans les années 1980 aux États-Unis, plus tardivement en France, et qui se caractérise par la croissance du nombre de patients souffrant de pathologies chroniques invalidantes (34), alors que celui de patients atteints de pathologies aiguës est plutôt stable voire en diminution. Les maladies infectieuses n’ont pas disparu, mais ne tiennent plus la première place, les accidents de santé sont de mieux en mieux anticipés, quant aux accidents de la circulation, ils diminuent chaque année (35). En revanche, l’effectif de patients victimes d’accidents vasculaires ou d’affections neuro-dégénératives est en croissance rapide (36). Rentrent dans le groupe des patients souffrant de pathologies chroniques invalidantes ceux qui sont atteints d’une maladie dégénérative, accentuation d’une pathologie déjà prévalente à l’âge adulte, cancer, maladie vasculaire, d’un état déficitaire caractérisé par une dégénérescence des cellules du cerveau, ou par des lésions des artères du cerveau, pathologies qui prennent une grande ampleur avec l’allongement de la durée moyenne de vie. En fonction de sa gravité, un accident vasculaire cérébral peut provoquer des paralysies, des handicaps, des invalidités demandant une vigilance permanente. Manifestations d’une détérioration des fonctions supérieures, les troubles des démences, peu spectaculaires au début de la maladie, s’aggravent progressivement. Dans la phase initiale, la personne rencontre des difficultés à s’adapter à de nouvelles situations ; peu à peu elle doit faire face à une perte d’autonomie dans la vie quotidienne: incapacité de reconnaître les lieux, les visages,d’utiliser les objets courants, difficultés pour se laver, s’habiller, manger… La phase ultime est marquée par des troubles du comportement, agressivité, délire, opposition à tout ce qui lui est proposé. Quant aux cancers dont sont atteints ces patients, leur stade évolué demande une prise en charge importante sur un plan psychologique et pour soulager la douleur. À ces patients il convient d’ajouter les toxicomanes, les patients atteints du sida, les jeunes en difficultés, les personnes souffrant d’exclusion, d’isolement, de précarité qui se présentent chaque jour aux urgences hospitalières, dont une meilleure appréciation des besoins de santé a également contribué à reconsidérer les priorités et les modalités de fonctionnement du système de soins, les patients en fin de vie (37). Nous nous limiterons ici à la prise en charge des patients souffrant de pathologies chroniques invalidantes.
Les difficultés du système de soins à prendre en charge ces patients
Le système de soins, aussi bien libéral qu’hospitalier, est fait pour soigner les pathologies aiguës, beaucoup moins pour accompagner des patients souffrant de pathologies chroniques. « Tout problème de santé qui ressemble au schéma des maladies aiguës, notre système de santé sait le prendre en charge avec efficacité. Structuré autour du paiement à l’acte, privilégiant à l’hôpital les actes techniques,il est adapté aux épisodes courts qui peuvent être traités en quelques interventions médicales. (38)» Cette médecine est dans son rôle lorsqu’elle peut faire appel à des techniques médicales et des protocoles de soins précis, apporter une réponse adéquate au problème à l’originede la demande de consultation. À l’hôpital, les services spécialisés réunissant des professionnels médicaux et soignants formés aux techniques médicales de pointe permettent une prise en charge efficace des affections de ce type. Avec l’augmentation du nombre de patients atteints de maladies chroniques invalidantes, on se trouve face à une situation inédite que le système de soins dans son organisation actuelle a du mal à gérer. « Appliqué aux patients souffrant de maladies chroniques, le système va les aborder en découpant leur suivi en une sériede contacts, indépendants les uns des autres, chacun relevant en théorie de la démarche signe/diagnostic/ traitement.(39) » La logique de son fonctionnement tend à isoler l’action des différents professionnels impliqués. «Il part volontiers à la dérive en cas d’étiologie non définie, et en présence de pluripathologies, il rencontre des difficulté à gérer les interactions entre professionnels du médical et du social, a tendance à rejeter de son champ les aspects sociaux de la situation du patient.(40)» Lorsque les maux dont souffre le patient sont multiples, échappent aux possibilités curatives de la science médicale ou que l’intervention de celle-ci permet tout au plus de stabiliser l’évolution de sa ou ses pathologies, lorsque le retour à un état antérieur à la maladie ou à l’accident est hors d’atteinte, la poursuite de soins sophistiqués devient sans objet. Dans cette hypothèse, c’est au patient et à ses proches qu’il incombe, une fois de retour au domicile ou orienté vers d’autres structures, de trouver d’autres aides pour assurer au mieux le suivi de sa ou ses pathologies. Mais à la moindre difficulté sérieuse, la décisiond’hospitaliser est prise. La conséquence est un flux d’arrivée de patients à l’hôpital dans de mauvaises conditions, ne relevant que partiellement ou pas du tout de ses compétences et que les professionnels, après les premiers soins, vont adresser vers d’autres lieux d’hébergementou réorienter vers leur domicile, pour éviter l’encombrement des lits des services de spécialité. C’est à partir du constat du peu d’efficacité du système de soins, tel qu’il existe aujourd’hui, avec la séparation des responsabilités entre le sanitaire et le social et entre la ville et l’hôpital, dans la prise en charge des nouvelles catégories de patients, qu’ont été mises en place à leur intention de nouvelles formes de collaboration entre les professionnels telles que les réseaux de soins. Ceux-ci ont été créés dans les années 1980 pour faciliter l’accès aux soins des personnes en situation de précarité. L’extension du sida dans les années 1990 a donné une impulsion aux réseaux VIH ville/hôpital, la toxicomanie, la santé des jeunes ont été à l’origine de la création de modes d’association des professionnels souhaitant mieux répondre à leurs besoins de santé. Mais, conséquence du vieillissement de la population, c’est la nécessité de mieux soigner sur le long terme un nombre croissant de patients atteints d’affections chroniques invalidantes, qui a le plus oeuvré en faveur de la création de nouveaux dispositifs de soins et d’une meilleure collaboration entre la ville et l’hôpital. On observe que les nouveauxdispositifs prennent en compte à nouveau le sujet malade et son environnement et pas seulement sa maladie, donnent un rôle essentiel aux soignants. Comparée à une fonction équivalente dans un service de spécialité, l’infirmier en charge de ces patients, à l’hôpital ou à domicile, a plus d’initiative et de responsabilités, doit être attentif à des données qui échappent habituellement à l’attention de ses collègues d’autres services.
De nouvelles compétences soignantes
Délivrer aux patients atteints de pathologies chroniques invalidantes les soins appropriés, tout en leur apportant l’aide psychologique nécessaire pour leur permettre des’ajuster à l’évolution de leur maladie, fait appel à des valeurs centrales de la profession soignante, demande en plus des savoirs techniques, des capacités relationnelles spécifiques, une connaissance approfondie de ces patients, de leur entourage et de leur contexte de vie(41).
Sur le plan technique
Les temps de visite quotidiens ou biquotidiens, en plus de la réalisation des actes infirmiers prescrits, permettent au soignant de noter les altérations de l’état du patient, l’apparition de nouveaux symptômes, l’efficacité des médicaments et leurs effets secondaires, et d’en informer le médecin traitant, les autres professionnels intervenant auprès du patient, d’apporter son avis, dans le cas d’un patient suivi à domicile, sur le bien-fondé d’une hospitalisation et de faire en sorte qu’elle se déroule au mieux. Les soins de nursing prodigués pour éviter les infections, les mesures prises pour lui permettre de continuer à mobiliser les capacités de locomotion et d’orientation qui lui restent, sont essentiels. Pour une personne âgée malade, rester au lit est sécurisant, lui évite tout effort. En l’absence de stimulation, elle peut rapidement renoncer à se lever. La grabatisation qui en résulte a des conséquences graves à court terme : escarres, perte de la capacité de maintenir la station verticale et de se déplacer, diminution de la masse musculaire, raidissement des articulations, difficultés respiratoires par encombrement des bronches, constipation.Il est de première importance dans le cas de ces patients de les aider à se lever du lit, à s’habiller, à faire quelques pas, à aller au fauteuil.
Sur le plan psychologique et relationnel
Le rôle du soignant ne se limite pas à l’observation de l’évolution de l’état de santé physique du sujet malade. La prise en compte de l’impact de la maladie sur son état d’esprit, sur ses relations avec son entourage tient une grande place dans le cas de ces patients. Certains ontdes accès de violence, des phases de mutisme, de repli sur soi, de rejet, attitudes qui indiquent une souffrance psychique importante. La prise de conscience de la dégradation de son état de santé a des répercussions sur l’humeur, donne lieu à des phénomènes d’irritabilité à l’égard de soi et d’autrui, qu’il faut savoir décrypter. Les soins et le suivi de ces patients notamment à domicile demandent beaucoup de diplomatie. Sous peine de provoquer une opposition qui mettrait un terme à sa mission, le soignant doit faire preuve de tact, individualiser les soins, tenir compte de l’avis du patient et de ses proches. « C’est à nous de nous adapter à ses habitudes,à son caractère. Nous ne sommes pas là pour le contrarier», nous dira une professionnelle. À la lecture des troubles dont ils sont atteints, on perçoit l’importance des soins qu’il faut leur prodiguer, les compétences à mettre en oeuvre pour prévenir les complications de l’immobilisation ou de l’alitement, agir sur la douleur, guetter la survenue d’une dépression, mais aussi les capacités relationnelles nécessaires pour maintenir avec lui une relation confiante, donner au patient des repères, le stimuler. Le soignant doit être également attentif à l’entourage du patient. Le conjoint du sujet malade, souvent âgé lui-même, parfois malade, fatigué, peut être soumis à des pressions fortes de la part du patient, avoir besoin d’écoute et de soutien. À chacune de ses visites, le soignant permet à la famille de s’exprimer, de prendre du recul, de vivre autrement sa situation, de ne pas se sentir seule avec ses angoisses et ses craintes de ne pas faire face, notamment lorsque l’état de santé du patient se dégrade ou à l’approche de sa mort. Ainsi, au-delà des compétences requises sur le plan technique, soulignons l’importance du rôle du soignant qui, tout en ayant les compétences nécessaires pour assurer un suivi adéquat de l’état de santé du sujet malade, apporte par son regard, son écoute et sa présence, un soutien psychologique essentiel au patient et à son entourage.
L’acquisition de capacités d’écoute et relationnelles approfondies
Pour être à même de répondre à ces attentes, les étudiants des instituts de formation aux soins infirmiers doivent pouvoir bénéficier, dans le cadre de leur cursus, de séquences de formation, théoriques et pratiques, dont la finalité est le perfectionnement de leurs capacités relationnelles et psychologiques ainsi que la prise en compte du vécu du malade et de son entourage et leur accompagnement au fur et à mesure de l’évolution de la maladie. Outre l’acquisition des démarches approfondies d’écoute et d’entretien d’aide, d’information, l’approche de la parole comme mode privilégié d’expression de l’angoisse et de mobilisation des ressources psychologiquesdu patient et de ses proches, il leur faut comprendre le sfluctuations de l’état d’esprit des patients atteints d’une maladie grave invalidante et de leur entourage, prendre en compte leurs attitudes face à la maladie et les risques qui en découlent, comprendre aussi ce que ces personnes attendent comme accompagnement et écoute de la part des soignants et de l’équipe médicale. Sur un plan personnel, les futurs soignants doivent apprendre à gérer leur implication, trouver la bonne distance dans leur relation au patient et à son entourage, ce qui suppose la possibilité de faire périodiquement le point en équipe sur leur pratique et l’évolution de leur relation avec les personnes qu’ils ont en responsabilité. Appelés pour certains à exercer leur mission au sein de réseaux de soins dans lesquels les relations sont différentes de celles qu’on trouve habituellement dans un service hospitalier, ils devront en connaître les finalités et le fonctionnement et apprendre à y trouver leur place. Ainsi, l’importance de la transition épidémiologique dont nous sommes les témoins conduit à remettre au centre de la formation des futurs soignants des objectifs «humanistes» qui avaient, un temps, perdu de leur actualité à la suite des espoirs mis dans les avancées d’une médecine d’inspiration scientifique. Sans contester les bénéfices à attendre des progrès de la science médicale, il est légitime de revenir à ce qui est au coeur des valeurs et des motivations de la profession soignante, à savoir considérer le patient comme un sujet, acteur de son existence, qu’il faut être capable d’écouter, d’informer et de comprendre, d’accompagner en lui prodiguant les soins appropriés tout en prenant en compte les répercussions de sa maladie sur sa représentation de lui-même et sur ses relations avec son entourage.