Un texte de Proust pour le nouvel an

Chers collègues et amis, En cette période d’incertitude et de restrictions voici un texte de Marcel Proust pour nous aider à garder le sourire,avec mes voeux de bonne année et de retour à une vie de rencontres et d’échanges. Georges Arbuz

Tante Léonie

Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait… p. 50

Eulalie était une fille, active et sourde qui s’était « retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en place depuis son enfance … et elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres … p.59

Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait.

Aussi, ceux qu’elle avait laissés monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui au contraire, quand elle leur avait dit : » Je suis bien bas, bien bas, c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : «  Ah !  quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus…

En somme, ma tante exigeait qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignit pour ses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir,

C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie »,  vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Madame Sazerat. »

– Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante, qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.  (Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Gallimard t. 1, p.69-70)

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