En un temps où des grèves et des reportages mobilisent l’inquiétude du public et des organismes de tutelle sur les difficultés des Etablissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes (EHPAD), le livre de Dominique Rivière Sur l’autre rive de la vieillesse, paru en 2017, permet de rencontrer avec moins d’appréhension, plus de sérénité et de confiance, les personnes qui y sont hébergées et de prendre la mesure du rôle des professionnels qui y travaillent.
Dès l’introduction le lecteur est averti : le tableau de la vieillesse que va lui présenter Dominique Rivière n’est pas celui des magazines pour retraités et des publicités des contrats obsèques.
Le monde de la vieillesse que connaît Dominique Rivière, et dont à l’exemple de Charon, le fils d’Erèbe et de la Nuit de la mythologie grecque2, il est à la fois le passeur et le guide, est différent et plus mystérieux. Les « vieux » qu’on y rencontre ont « mal vieilli », ont des difficultés à s’orienter, n’utilisent pas les codes habituels pour partager leurs perceptions et leur vie intérieure. Imprévisibles dans leurs comportements, ils troublent et déconcertent les « bien portants ». Dominique Rivière étant gériatre, on pourrait s’attendre à ce qu’il aide le lecteur à mieux comprendre l’origine et la nature de leurs troubles. Les quatre premiers chapitres de son livre donnent bien une vision d’ensemble des théories disponibles concernant les pathologies dont souffrent ces personnes, mais loin d’être une source d’enseignement, de leur lecture on en sort surtout débarrassé de ses illusions quant à ce qu’on peut en attendre pour la compréhension de l’étiologie des troubles démentiels et des thérapeutiques disponibles pour les traiter.
Concernant ce type de pathologie et plus généralement pour la compréhension des facteurs en jeu dans le vieillissement, la science n’apporte rien d’utile3. Notons au passage le caractère potentiellement déstabilisant d’un tel constat pour les chercheurs et pour le corps médical. Loin d’en être affecté, Dominique Rivière y voit au contraire un motif pour lire autrement les symptômes, apathie, délire, hallucinations, fugues, agressivité… que manifestent ceux qu’ils appellent les « présents ». Ces symptômes « ne sont pas tant des excès ou des manques de divers neurotransmetteurs que des tentatives, plus ou moins efficientes de ces personnes, pour appréhender un monde qui leur échappe » 4. La science ne lui étant d’aucun secours, il a décidé de se tourner vers les vieux pour «apprendre à regarder d’un autre œil les évolutions liées à l’âge et bannir comme la peste les termes tels que ‘dégradation’, ‘régression’, ‘vie végétative’ » (p. 28), de rester disponible et attentif et de faire appel à d’autres sources d’inspiration.
La lecture de textes bibliques (voir page 98 et suivantes son commentaire du livre de l’Ecclésiaste, Qohelet en hébreux), d’œuvres de poètes comme René Char ou de philosophes comme Emmanuel Levinas, lui ont permis de voir « le présent », comme un être humain semblable aux autres, comme un acteur de sa vie, soucieux de se manifester et d’être, et d’accéder à une autre compréhension de la manière dont ils vivent ce temps de leur existence, de retrouver au delà du langage, d’autres modes d’expression pour rencontrer ces personnes, l’importance du regard, du toucher, de l’attention et de l’amour5.
Pour Dominique Rivière, loin de nous ramener à un sentiment d’impuissance face aux limites de notre pouvoir, les vieux nous apprennent à nous réconcilier avec ce qui est le lot de toute existence, « à rester là où nous nous devons tous de rester : terre à terre… et humble. Etre humble c’est être homme… Aucune philosophie, si elle ne veut pas devenir romantisme, ne peut s’émanciper de ce qui fait la nature humaine ; sueur, selles, urines, poils, secrétions. Impossible en gériatrie d’échapper à cette réalité. Terre, nous retournerons à la terre et c’est paradoxalement beau. » D. Rivière p.30
Poursuivant sa réflexion, l’auteur nous invite à reconsidérer la place du médecin en gériatrie, l’importance du travail de l’aide-soignante, des innombrables petits riens qui font son quotidien, « Quand l’acte de déféquer devient difficile, la perturbation peut envahir tout le champ de la pensée … quand l’acte de manger devient difficile, rien ne devient plus important que de discuter de l’alimentation la plus adéquate, « mixée » plutôt que « moulinée ». p. 149 « En lavant, pommadant, essuyant, sondant parfois tout ce qui concerne cet espace intime… elle accepte de se mettre au service du plus vulnérable en tant que tel. Fonction sacrée, donc. Laver les espaces qui sont à la racine de nos propres origines, quand bien même la tâche ne serait pas forcément facile, est le terre-à-terre le plus immédiat. Le retour à l’Adam-le terreux, qui signe la nature humaine. » p.183-84.
On l’aura compris après avoir lu ces commentaires et citations, le livre de Dominique Rivière déroge à tout ce qu’on peut trouver en librairie concernant le vieillissement et les vieux. Après un rappel et un commentaire des avancées, où plutôt du peu de progrès, des connaissances des troubles dont souffrent les déments, il nous invite à voir autrement le vieux qui n’a plus toute sa tête, à voir autrement aussi la résidence qui l’accueille, perçue habituellement comme un mouroir, (voir sur ce point le chapitre 10 de son livre « j’ai déjà retenu ma place en EHPAD p. 139-172) et le rôle de ses professionnels, de considérer le vieillissement et la mort non comme un malheur, mais comme le destin de tout être vivant 6. Il le fait en tant que gériatre qui maîtrise parfaitement les différentes branches de sa discipline, et en tant qu’être humain qui a entrepris de se familiariser avec d’autres savoirs que la médecine pour situer dans une toute autre perspective que celle adoptée par la société contemporaine ce dont il est question dans les EHPAD. Pour réaffirmer surtout l’importance de ce qui donne son sens à la pratique soignante dans ces établissements, créer un lien et accompagner celui qui, engagé dans la dernière étape de son existence, vient vous demander votre aide.
Georges Arbuz
1 Publié par les éditions Erès en 2017
2 Dans la mythologie grecque Charon est chargé de faire traverser le Styx contre une obole, aux âmes des morts ayant reçu une sépulture.
3 « Depuis plus de dix ans, la Haute Autorité de Santé (HAS) juge le traitement contre la maladie d’Alzheimer inefficace. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, devrait annoncer la fin de son remboursement la semaine prochaine. Un guide pratique a été publié vendredi pour proposer une alternative aux médicaments. « Vers la fin du remboursement du traitement anti-Alzheimer » Le Figaro du 26 mai 2018
4 D. Rivière opus cité p. 39
5 « Le monde de la vieillesse que nous aimons, nous autres, psychiatres et gériatries » (p. 25)
6 « Vient un moment où l’existence demande son droit, et demande une mort qui ne soit ni tragédie ni sacrifice. Douleur, certes, mais comme le rappel que ça s’arrête forcément, et que c’est cela même qui comble l’existence. » Interview de Jean-Luc Nancy dans le journal Le Monde du 29 mars 1994