Qualité de vie, joie et bonheur chez les personnes âgées

Une parcelle de bonheur à donner et à recevoir[1]

En guise d’introduction

Le thème de cette conférence a un aspect paradoxal. Dire quelque chose de la qualité de vie au Grand Age est encore envisageable mais imaginer possible de parler de la joie et du bonheur, non seulement d’un individu particulier mais de tout un groupe de la population, n’est-ce pas un parti perdu d’avance ?

En même temps y réfléchir, s’intéresser aux états de félicité de nos concitoyens âgés a quelque chose de réconfortant, de profondément salutaire, peut être même de novateur.

En effet pendant longtemps une grande partie d’entre eux ont été perçus, et c’est toujours le cas aujourd’hui, comme des êtres diminués, affligés de toutes sortes d’infirmités, des personnes à plaindre soit parce qu’elles étaient démunies, n’avaient plus où se loger, soit parce qu’elles étaient arrivées à une étape de l’existence propice à la survenue de maladies, d’handicaps, d’infirmités par rapport auxquels la médecine se déclarait impuissante. Contribuer, même modestement, à modifier ces représentations est une entreprise qui mérite considération.

I. De quelques concepts et de leur application au thème qui nous occupe aujourd’hui

 Qualité de vie et Bien-être, Joie et Bonheur

Le trait commun de ces notions est de mettre l’accent sur la perception subjective de l’existence, de s’intéresser au point de vue du sujet lui-même, à la manière dont la personne perçoit sa vie présente, dont la santé est une composante importante mais pas la seule à prendre en compte. Leur distinction résulte des disciplines qui les ont employées. La notion de bien-être  ‘well-being’,  ou qualité de vie, peut être définie comme « le degré de satisfaction et/ou de bonheur global ressenti par un individu dans sa vie » (Nordenfelt, 1994 cité par Bruchon-Schweitzer, 2002). Le ‘bien-être’ prend en compte les dimensions physiques (inconfort à l’égard de symptômes, vitalité) et mentales (absence de problèmes psychologiques). On utilise le concept de satisfaction pour qualifier le ressenti des personnes interrogées lors d’enquêtes, quant à ceux de joie et de bonheur ils se démarquent des deux autres par leur éloignement du spontané, de l’immédiat, du banal. Dans le registre philosophique les sentiments de bonheur et de joie se distinguent de la satisfaction par leur permanence, leur stabilité, la plénitude et la sérénité de celui qui en jouit. Ils ne sont pas donnés d’emblée, de l’ordre de l’immédiat, mais sont l’aboutissement d’un cheminement, de la traversée d’expériences diverses, d’un travail sur soi, d’une méditation de l’esprit.

Actualité de ces notions au grand âge[2]

L’application au grand âge des concepts de qualité de vie, de satisfaction, de bien-être et de bonheur  permet de dépasser les images réductrices de la vieillesse, pour s’intéresser à la manière dont les sujets âgés vivent leur situation. Elle permet aussi d’interroger les liens pouvant exister entre la qualité de vie, notion éminemment subjective, et la présence de facteurs qui pourraient la favoriser ou à l’inverse lui porter atteinte tels qu’une maladie chronique invalidante, le deuil, la solitude, des moyens matériels limités. L’idée sous jacente étant d’appréhender l’expérience d’une personne dans sa globalité et de façon dynamique.

Qualité de vie, état de santé et sentiment de bien-être

La qualité de vie d’un individu ne découle pas uniquement de son état de santé physique, elle dépend aussi de facteurs psychologiques et de ses relations sociales.

L’hypothèse impliquée par cette définition est que plus un individu dispose :

de la santé physique et de capacités fonctionnelles,

d’une bonne santé psychologique avec des émotions et des états affectifs positifs et l’absence d’affects négatifs  tels que l’anxiété ou la dépression,

de relations et d’activités sociales, de bien-être matériel et d’un statut socio-économique dont il était satisfait, meilleure était sa qualité de vie et qu’à l’inverse celui qui présentait des déficiences dans ses différentes sphères, celui-là pâtissait d’une moins bonne qualité de vie.

Confirmant cette hypothèse, on trouve la définition que donne l’OMS de la santé qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité, mais que c’est un  « état complet de bien-être physique, mental et social [3]. »

Les limites de la notion de la qualité de vie

Cette approche a des aspects positifs mais elle ne peut prétendre saisir toute la réalité du vécu de la personne. Les chercheurs engagés sur cette voie se sont vite rendus compte que tenter de saisir un sentiment, notion fortement qualitative, par des indicateurs quantitatifs est une entreprise délicate voire périlleuse. Alain Leplège (INSERM) a estimé que les indicateurs existants n’évaluent pas la qualité de vie mais uniquement certains de ses « attributs mesurables ».

Tous les instruments de mesure existants sont constitués de questions qui visent chacune un aspect de la « qualité de vie ». Les dimensions à privilégier et le type de questions sont des indicateurs élaborés au moyen d’enquêtes qualitatives auprès de différents groupes de population (Leplège,1999).

La qualité de vie est une notion subjective, dépendante de l’état d’esprit d’un individu et de ses variations. Par exemple une pathologie a un impact important sur le patient au moment de l’annonce du diagnostic, puis varie ensuite avec le temps et avec la capacité de l’individu de l’accepter et le soutien qu’il reçoit de son entourage.

Anne Lacroix, une psychologue suisse qui a travaillé auprès de patients diabétiques (Lacroix, 1994 et 2002), a décrit l’évolution des réactions des patients, depuis les stades d’abattement et de refus jusqu’à l’acceptation de la maladie et la mobilisation de leurs capacités pour y faire face.                          

Si la notion de qualité de vie est insuffisante, peut-on aller plus loin dans notre tentative d’approcher le vécu intérieur des personnes et dans ce cas quels concepts adopter ?

II. Les apports de la philosophie

Les concepts de Joie et de Bonheur dans les écrits des philosophes

Sur le plan ontologique ces concepts privilégient une conception de l’être comme liberté, capable d’échapper à l’immanence, à la prégnance de l’immédiat, à l’emprise des circonstances. Désignant des états de la sensibilité marqués par la stabilité et la permanence et par leur capacité à envahir tout le contenu de la conscience (et même sans doute des états inconscients), joie et bonheur  se distinguent des sentiments plus passagers, fluctuants et partiels de plaisir et de bien-être.

L’état de perfection de l’être auquel renvoient ces notions résulte d’un travail de réflexion personnelle, et seule la notion de béatitude dans le registre de la foi, peut-être évoquée comme étant d’une intensité supérieure.

Comme états de la conscience, ils ont ceci de particulier que tout en ayant leur source dans la pensée, ils nous invitent à franchir la barrière séparant l’esprit et le corps et d’être à l’origine d’une manière d’être procurant paix et sérénité, d’où le lien fréquent de ces notions avec celle de sagesse.

Dans son Essai sur les données immédiates de la conscience Bergson observe p.8 que : « dans la joie extrême, nos perceptions et nos souvenirs acquièrent une indéfinissable qualité, comparable à une chaleur ou à une lumière, et si nouvelle qu’à certains moments, en faisant retour sur nous-mêmes, nous éprouvons comme un étonnement d’être. » 

Et Spinozaécrit dans l’Ethique, troisième partie, définition II « Laetitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionem » « La joie est le passage de l’homme d’une moindre perfection à une plus grande. » La Pléiade, p. 526 Paris 1954

Joie et bonheur du sujet vieillissant

Ces notions permettent de voir la vieillesse comme un apogée, comme le moment culminant de la maturité.

Peter Laslett, le fondateur des universités du troisième âge en Angleterre, considérait la partie de l’existence qui commence avec la cessation de la vie professionnelle comme celle de la liberté, comme la période de la vie la plus riche de possibilités.  Il se situait ainsi dans la mouvance de Sénèque qui écrivait : « Il faut vouloir devenir vieux car c’est l’âge où on est le souverain de soi-même. » Pour ce penseur « La vieillesse doit être considérée comme la fin de la vie; non pas son terme, mais le but auquel il faut tendre. »[4]                                             

Le vieillard, est celui qui est devenu capable de jouir de son expérience, de ses savoirs et de sa liberté. Lorsqu’elle a été préparée par une longue pratique de soi, la vieillesse est le point où comme écrit Sénèque, le moi c’est enfin rejoint lui-même. Il reprenait ainsi une croyance partagée de son temps.

« Cum potestas in populo, auctoritas in senatu sit » (tout comme le pouvoir est dans le peuple, l’autorité est au sénat et l’autorité des sénateurs tient au privilège de leur âge.)

La vieillesse ne doit pas être considérée comme le terme de la vie, ni comme  une  période de vie amoindrie, mais être perçue au contraire comme un état désirable,  le but de l’existence. « Il faut tendre vers la vieillesse, et non se résigner à devoir l’affronter un jour. »

III. Jouissance de la vie et acceptation de la temporalité humaine

Joie, bonheur et brièveté de l’existence

A ceux qui tout en aspirant à la joie et au bonheur, se plaignent de la brièveté de l’existence, qui estiment être venus à la vie pour un trop court espace de temps[5] « la durée qui nous est accordée s’écoule si rapidement, qu’à l’exception d’un petit nombre, la vie nous quitte quand nous sommes encore en train de nous y préparer. » Sénèque objecte : « La vie est longue si on sait en user »  et pourrait-on ajouter, riche en découvertes jusqu’au dernier jour, ou comme a écrit Colette peu avant sa mort « L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin. Et je ne cesserai jamais d’éclore que pour cesser de vivre. »[6]

Si on doit profiter de sa vieillesse pour mettre de l’ordre dans sa vie, s’il faut ‘se hâter’ pour ne pas gaspiller le temps dont on dispose, il faut aussi s’efforcer de vivre pleinement la finitude et la précarité de l’existence[7], savoir faire preuve de patience et être disponible.

« Un temps vient toujours, pour chacun, où le temps de la vie paraît pour une bonne part comme cela qui a déjà été déployé. Un temps calme qui est comme le haut plateau de la vie, la grande étendue solaire et tranquille en deçà de laquelle s’étagent, dépassés, les combats, les échecs, les tristesses…

tout cela un jour devient comme le passé laissé derrière soi … Un être de passions destructrices ou de neutralité vide s’est un jour reconstruit à partir de lui-même et pour ainsi dire transmuté, du rien qu’il était… en un être converti à l’allégresse et à la lumière naissante… »[8]


[1] Le CEGVH et le service Culture de l’hôpital Bretonneau  2eme conférence-débat « Esprit et rencontre »

   du lundi 12 décembre 2005

[2] Plan national pour améliorer la qualité de vie des personnes atteintes de maladies chroniques Contribution de l’Inpes  18 novembre 2004  Document élaboré par Isabelle Vincent et Cécile Fournier

[3] L’OMS définit ainsi la qualité de vie comme « la perception qu’a un individu de sa place dans l’existence dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. C’est un concept très large influencé de manière complexe par la santé physique du sujet, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ainsi que sa relation aux éléments essentiels de son environnement. » (1994, cité par Bruchon-Schweitzer)

[4] Michel Foucault L’herméneutique du sujet, cours au collège de France 1981-1982  Gallimard Seuil  du

   20/1/1982  p.107

[5] Sénèque, de la brièveté de la vie, dans Les Stoïciens,  tel Gallimard, Paris, 1962  p. 695 et suivantes

(vers 4 – 65 ap. JC)

[6] Colette, message diffusé en 1954, pendant l’entracte de la projection du film, le Blé en herbes

[7] Robert Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, 1957.

[8] Robert Misrahi, Les actes de la joie, PUF, 1987 Paris, p. 31-32

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