Ce texte décrit les transformations des relations entre les conjoints observés depuis le milieu du XXe siècle et ce qui a le plus étonné les parents des générations actuelles de sujets âgés, l’aspiration au « bonheur », émotionnel et physique dans le couple[1], un sujet autrefois tabou, devenu recevable, légitime.
Autrefois les étapes aboutissant au mariage suivaient des règles bien établies. Madame L. originaire de la région minière de Lens se souvient de sa rencontre avec celui qu’elle allait épouser. « Ma sœur et moi étions allées au bal un samedi soir avec ma grand-mère pour nous surveiller. Il m’a invité à danser une première fois puis une deuxième. Le lendemain il est venu frapper à la porte la casquette à la main pour demander à me parler et on s’est promené dans la rue principale. On s’est vu comme ça plusieurs dimanches de suite. Et puis un jour, après avoir obtenu l’accord de mon père, ma mère m’a fait signe et je l’ai invité à prendre un café. Quand on laissait entrer le garçon c’était sérieux et il ne fallait pas qu’on en ramène plusieurs. »
Antoine Prost[2], voit une relation entre l’idée que pour que l’enfant soit heureux, ses parents doivent l’être aussi dans leur vie de couple. Il cite en appui de cette thèse un extrait du journal La Croix du 5 mai 1954 : « L’enfant n’a pas seulement besoin de l’amour qu’on lui porte, mais de l’amour qu’autour de lui son père et sa mère se portent. Il a droit à un foyer normal ». Le bonheur de l’enfant suppose des parents amoureux (l’un de l’autre) et le mariage n’est plus une affaire conclue entre deux familles, mais la réponse à la question que les futurs époux doivent dorénavant se poser : «est-ce que j’aimerais avoir un enfant de cet homme, de cette femme ? C’est là que réside la preuve de l’amour le plus valable, le plus complet et le plus profond. »[3].
La conviction des psychologues et des professionnels du sanitaire et du social, que l’homme et la femme, l’un et l’autre, avaient des exigences légitimes dans le domaine affectif et sexuel, a été relayée par la presse et a changé en profondeur les façons d’être et les relations au sein du groupe familial. « L’amour conjugal tend, avec l’érotisme à se substituer aux autres formes de l’amour qui depuis le Moyen Age inspiraient la littérature occidentale. » écrit Philippe Ariès en 1953[4].
La fin du tabou de la sexualité
En 1938 l’église catholique publie le premier ouvrage de spiritualité conjugale et le deuxième numéro d’une revue, créée en janvier 1945, L’Anneau d’Or, est consacré au Mystère de l’Amour. L’église s’intéresse désormais aux époux en tant que tels et envisage le mariage autrement que sous le seul angle de la procréation. « L’amour pris en lui-même, auparavant négligé au profit de la chasteté, est tenu pour une valeur spirituelle. »[5]
Avant 1940 on ne parle pas de l’amour physique dans les magazines féminins. Dix ans plus tard on considère qu’un couple sans plaisir, est incomplet, mutilé. Dans la revue Confidences du 12 août 1950 publie le point de vue d’une lectrice qui pense qu’ « il était plus immoral de vivre l’un près de l’autre sans amour que de vivre séparés. »
La légalisation de la contraception en 1967-1969, la loi Neuwirth, de 1967 reçoit ses décrets d’application le 3 février 1969, conduit au refus de dissocier le sentiment et l’instinct.. L’amour, non une passion romantique comme jadis, mais un ajustement affectif stable, suffit à légitimer le couple. Autrefois considérée comme déshonorante pour la femme, la sexualité avant le mariage devient une pratique courante, ce que confirment les statistiques. Selon Louis Roussel, 44% des mariages réalisés en 1976 et en 1977 sont précédés d’une cohabitation plus ou moins longue. Au festival de Venise de 1958, un jeune réalisateur Louis Malle, originaire d’une famille catholique du Nord de la France, qui a fait ses études au collège jésuite de Saint-Louis-de-Gonzague, puis aux Carmes d’Avon, fait scandale avec son film Les Amants, transposition par Louise de Vilmorin d’une œuvre du baron Dominique Vivant Denon — auteur libertin du18e siècle (1747-1825), ce qui ne l’empêche pas de recevoir le lion d’argent. La nouvelle éducation plus libérale et permissive a donné naissance à la génération qui pratique la cohabitation juvénile et a inventé une troisième forme de famille, une sorte de compagnonnage évolutif.
De nouveaux questionnements sur le destin des relations affectives et l’avenir du couple
Pour les personnes nées avant la guerre de 39-45, la famille a été un pôle de stabilité. La cohésion des couples reposait sur un partage des rôles et une répartition précise des tâches et sur une dépendance économique de l’un par rapport à l’autre. Une connivence et une solidarité s’installaient avec le temps entre mari et femme sans besoin de mots, sans crainte d’usure et de lassitude. Tout a changé en quelques décennies. Sous l’influence de la libéralisation des mœurs, du contrôle des naissances et des nouvelles méthodes de procréation[6], le couple ne se transforme plus en institution après le mariage et les conjoints ont de nouvelles exigences d’autonomie, de reconnaissance et de paroles vraies. « On ose davantage se dire, s’avouer la vérité. Il n’y a plus cette peur du qu’en dira-t-on, ces conventions qui faisaient qu’on mettait de côté les problèmes, y compris ceux justifiant une rupture. Aujourd’hui cette peur n’existe plus et il me semble que c’est plutôt bien. Alors, est-ce que le fait de savoir qu’on peut se séparer plus facilement accélère le rythme des ruptures ? Peut-être… Mais je ne sais pas si le but de la vie, finalement, c’est de vivre à deux… Trouver une harmonie dans l’indépendance et, en même temps dans le respect de l’autre, imaginer une dynamique d’évolution individuelle, tout cela au sein d’un couple, c’est extrêmement difficile. Cela fonctionnait à peu près quand il y en avait un qui se taisait ou se soumettait ; en général, la femme. Maintenant que la femme a trouvé une certaine autonomie, forcément c’est différent. Mais je m’interroge comme les autres sur ces questions là. Je sais juste qu’on n’est pas fait pour élever seul des enfants. C’est une situation qui n’est absolument pas naturelle. »[7]
S’intéresser aux sentiments des son conjoint et exprimer les siens, ce n’est pas seulement faire un effort d’écoute et d’expression, trouver les mots justes, c’est créer une relation plus attentive au ressenti et au désir de chacun, et traiter l’autre comme un égal, que l’on écoute et à qui l’on se confie.
Mais privilégier les sentiments et le partage c’est aussi accepter le caractère à la fois impliquant et changeant de la relation affective, prendre le risque de l’incompréhension et de l’opposition des valeurs. Fondé sur une intimité impliquant d’aller plus loin dans le dévoilement de soi et dans l’écoute de l’autre, le couple est plus fragile qu’autrefois.
« Sous la poussée des aspirations des hommes et femmes qui la constituent, la famille craque de l’intérieur. Les mœurs ne suivent plus la loi, c’est la loi qui s’efforce de s’adapter aux mœurs.»[8] Le mariage qui dans les années d’après-guerre, inaugurait la constitution d’une famille, est devenu un simple choix de vie et intervient de plus en plus tard. En 2005 la distinction entre enfants légitimes et enfants naturels a été supprimée[9]. Les périodes de cohabitation s’allongent, ce qui n’empêche pas les couples de divorcer de plus en plus tôt, observe Véronique Cauhapé dans un article du Monde du 28 février 2007. Une réalité qui amène Jean-Michel Dumay,[10] à se demander si un engagement à vie tel que le mariage est en phase avec nos comportements d’aujourd’hui. Il y a encore peu on pouvait définir la famille comme le groupe qui regardait la même émission de télévision dans la salle à manger. Aujourd’hui font partie du même groupe familial ceux qui viennent chercher leur nourriture dans le même frigidaire. Après le temps de la cohabitation pour « voir si ça marche entre nous », on en est arrivé à la séparation à l’essai, faisant penser au temps de l’adolescence où le jeune commence à prendre son indépendance en faisant des séjours en dehors du domicile familiale pour des durées de plus en plus longues.
Dans un texte publié le 5 juin 2022 dans sa chronique hebdomadaire du journal Le Monde, qu’elle a intitulée Comment peut-on encore être hétérosexuel ? Maïa Mazaurette rapporte les témoignages de ceux qui se sont affranchis de leur orientation sexuelle et ont tenté de nouvelles expériences. « L’orientation sexuelle ne conditionne pas les pratiques, souligne Maïa Mazaurette, chroniqueuse de « La Matinale », qui invite à sortir du cadre rigide de la culture hétérosexuelle et à élargir son répertoire pour une sexualité plus épanouie. Mais ce besoin d’aventures dans un monde exclusivement soumis aux fantasmes du désir ne concerne qu’une partie de la population et ne dure qu’un temps.
Après leur retrait du monde du travail et le départ du domicile de leurs enfants, les membres de ces générations ont de nouveaux défis à relever : accepter la perte de pouvoir résultant de leur départ à la retraite, réorganiser leur vie de couple en respectant le territoire[11] et les intérêts de chacun, revoir la programmation de leurs journées et se trouver de nouvelles activités. Arrivés au seuil de la vieillesse, la fin de la cohabitation et l’exode des jeunes les obligent à ne compter que sur leurs seules capacités et ressources pour rester autonomes. Au fur et à mesure qu’ils avancent en âge et qu’ils sont moins valides, les conjoints apprennent à s’aider mutuellement, à revoir la répartition des activités et des obligations de la vie quotidienne. Les nouvelles formes d’entraide qu’ils adoptent modifient l’image que chacun a de l’autre et de leur couple. Monsieur L. a 85 ans au moment de l’entretien. Son épouse âgée de 83 ans, souffre de problèmes de mémoire, a de l’arthrose et des difficultés de marche. Voici comment il décrit leur situation.
« Ma femme et moi nous nous complétons bien. Elle fait des choses que je ne sais pas faire, comme la cuisine et moi je m’occupe des factures et des impôts. Comme je suis plus mobile qu’elle, je fais aussi les courses du ménage. Mais la mémoire flanche chez tous les deux et on est tout le temps en train de chercher quelque chose. Quand je bricole je laisse quatre vis pour aller chercher un outil et quand je reviens il n’y en a plus que trois. Ne sachant plus où est passée la quatrième, j’appelle ma femme pour m’aider à la retrouver. Préparer nos médicaments le matin c’est mon travail. Le traitement de base, je le connais par cœur, mais ce sont les suppléments qui me perturbent et je suis constamment obligé de relire les ordonnances. Par rapport à nos manques de mémoire nous essayons, ma femme et moi, de réagir et nous nous encourageons réciproquement. On s’arrange comme ça pour l’instant. » Commentant la force du lien qui l’unit à son épouse, Monsieur I. estime qu’à la différence de tout autre relation, c’est la seule qui repose sur un engagement inconditionnel de chacun . Au mari ou à la femme il est possible de tout dire et demander, sans avoir à s’interroger comment lui rendre ce qu’on a reçu.
Dans son livre de jeunesse Jean Santeuil, publié après sa mort, Marcel Proust rapporte un souvenir qu’il a conservé de ses parents dans les dernières années de leur vie : « …Maintenant ils marchaient bien lentement tous deux, Mme Santeuil ayant les jambes faibles, M. Santeuil la respiration courte… Si le chemin devenait difficile, M. Santeuil prenait plus fort le bras de sa femme ; si le vent soufflait, Mme Santeuil se mettait devant son mari pour qu’il ne lui coupât pas la respiration… Et maintenant il était beau de les voir ainsi rapprochés, mêlés, confondus, tordus ensemble et s’étayant l’un l’autre comme arbres enlacés. » Marcel Proust, Jean Santeuil Editions Gallimard 1971 pages 179 et 898
Textes consultés
Georges Arbuz 2008, Préparer et vivre sa vieillesse, éditions Seli Arslan
Georges Arbuz 2015, L’avancée en âge au XXIe siècle, approche anthropologique, Paris, éditions L’Harmattan Philippe Ariès 1953, « Sur les origines de la contraception en France » Population, année 1953 8 – 3 pp. 465-472
Vincent Caradec 1996, Le couple à l’heure de la retraite Presses Universitaires Rennes
Antoine Prost 1982, L’école et la famille dans une société en mutation, nouvelle librairie de France
Marcel Proust, Jean Santeuil Editions Gallimard 1971
Evelyne Sullerot, 2006, Pilule, sexe, ADN, trois révolutions qui ont bouleversé la famille Librairie Arthème Fayard, Paris 2006
[1] « Les années 1940-50 sont un tournant Jusqu’à la fin des années 1930 on l’utilisait avec un complément ou un adjectif. Un couple d’amoureux. Maintenant on dit, vie de couple, problèmes de couple. On passe des familles nombreuses ou pas, aux couples avec enfants ». A. Prost 1982 L’école et la famille dans une société en mutation , Paris Nouvelle librairie de France, p. 139. Voir aussi les pages 142 à 146
[2] A. Prost 1982 L’École et la famille dans une société en mutation, Paris : Nouvelle librairie de France
[3] A. Prost, opus cité, p. 135
[4] P. Ariès 1953, « Sur les origines de la contraception en France » Population
[5] A. Prost, opus cité p. 142 et 144 pour les citations suivantes
[6] Evelyne Sullerot, Pilule, sexe, ADN, trois révolutions qui ont bouleversé la famille Librairie Arthème Fayard, Paris 2006
[7] Interview de Juliette Binoche dans TGV magazine, n° 101, février 2008, p. 4 à 6 à propos de sa participation au film de Hou Hsia Hsien Le voyage du ballon rouge et à celui de Cédric Klapisch, Paris
[8] Evelyne Sullerot, opus cité p. 8
[9] Ecrit Anne Chemin dans un article du journal Le Monde du 16 septembre 2006
[10] Se référant à un article du psychanalyste Robert Neuberger paru dans Psychologies magazine de janvier 2008, Le Monde du 02 février 2008
[11] Voir la deuxième partie du livre de Vincent Caradec : « Trouver la bonne distance conjugale », dans « Le couple à l’heure de la retraite », p.90 et suivantes