Lettre de Georges Arbuz au directeur du quotidien Le Monde après lecture de l’article de Philippe Jacqué : Korian, gestionnaire français d’EHPAD, met un pied en Espagne, publié dans Le Monde Economie du 11 janvier 2019 (Cf. le blog l’âge, la vie du 31 janvier 2019).
Paris le 15 janvier 2019
Monsieur le directeur,
Profondément troublé par le contenu et le style de l’article cité en référence, je vous adresse cette lettre pour vous exposer les raisons de mon malaise qui provient de la présentation qui y est faite des maisons de retraite et de leur avenir, en décalage avec la mission et les multiples questions que posent l’histoire récente de ces établissements.
D’une première lecture de ce texte le lecteur garde une impression de dynamisme et de légèreté, le sentiment que le domaine de l’hébergement des personnes âgées dépendantes (EHPAD) échappe à la morosité de nombre d’autres secteurs de l’économie :
« L’année commence sur les chapeaux de roues pour Korian, le champion privé des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes », ce que confirme la croissance annuelle, de 70 à 80 millions de son chiffre d’affaires (3,2 milliards d’euros en 2017). L’acquisition d’un groupe de maisons de retraites en Andalousie, nouvelle étape dans l’expansion du groupe, a été une occasion pour sa directrice, Sophie Boissard, de présenter la politique de développement conduite par Korian. Depuis plusieurs années le groupe Korian, qui gère près de 80 000 lits en Europe (France, Allemagne, Belgique, Italie), multiplie les investissements afin de consolider son réseau. Il le fait en procédant par achats successifs de groupes de résidences de taille relativement modeste, comme il vient de le faire en Andalousie, en prenant le contrôle de Senior une PME qui gère 1 300 lits, en développant une activité de proximité par un maillage au plus près du territoire. Compte tenu de la faiblesse des taux d’intérêt, il est aujourd’hui préférable de détenir des résidences plutôt que de les louer.
La directrice du groupe a une vision positive de l’avenir. Même si le financement du Grand Age n’a pas encore été décidé, et qu’on y observe des crises sociales qui perdurent, Madame Boissard pense que l’activité des EHPAD ne peut que s’étoffer. « Sur le continent où l’on vit de plus en plus vieux, le secteur de l’accompagnement et de l’hébergement des seniors est en pleine expansion. En Espagne par exemple, quatrième marché européen de la dépendance, la croissance de ce marché est de 2 à 3% par an. Observant que pour affronter le Grand Age, il n’existe plus un seul modèle, comme autrefois les maisons de retraite, Sophie Boissard estime qu’à l’avenir il sera nécessaire de diversifier l’offre selon les besoins et les demandes des familles. »
Cette manière optimiste, abstraite et détachée de présenter la situation et l’avenir des maisons de retraite, sans que soient évoquées la spécificité et la complexité de leur mission, ni les questions que se posent aussi bien les résidents et leurs proches que les professionnels qui en prennent soin, est profondément choquante car purement managériale.
Rappelons à ce propos que chaque société, au travers de ses croyances, de ses mythes et de ses rituels, des connaissances auxquelles elle a accès, a une manière qui lui est propre de prendre en compte la finitude humaine, d’organiser les liens et les solidarités entre les générations, d’accompagner les dernières années de vie de ses membres. Il y a encore peu de temps cet accompagnement se faisait à domicile et lorsque l’état de santé du sujet âgé s’aggravait, venait le moment où le profane, l’utile et le matériel, cédaient la place au symbolique et au sacré. Tout ceci a largement disparu depuis plusieurs décennies, et face aux questions révélées par la crise des EHPAD, une vaste consultation a été menée sur les conditions de séjour offertes aux résidents et au delà sur la manière dont la société contemporaine assume et donne du sens à ce temps particulier de l’existence. A une époque où l’économie et la finance cherchent à contrôler et à rentabiliser tous les domaines d’activité, il est important de veiller à ce que les questions relatives à l’avancée en âge, aux liens et aux solidarités entre les générations et à l’hébergement des aînés échappent à leur emprise, gardent leur spécificité.