La transformation du village d’autrefois en une agglomération d’exploitants agricoles
Jusque dans les années 1950 dans la majorité des villages, l’église, la mairie et le monument aux morts étaient au centre de l’agglomération et la distance était faible entre les lieux de résidence, de travail et de rassemblement et ceux du dernier repos. Ce qui donnait au village sa spécificité, c’était le fait que les familles y étaient installées depuis plusieurs générations, partageaient les mêmes préoccupations et les mêmes souvenirs, conséquence nécessaire d’une existence partagée dans un ensemble à taille humaine.
Peu de personnes se déplaçaient à plus d’une vingtaine de kilomètres de la commune et tout le monde se connaissait. Avec sur la cheminée du salon et accrochées au mur de sa chambre les photos de ses grands-parents et de ses parents, des premières communions, des mariages et des naissances, chaque habitant avait devant les yeux un résumé de l’histoire de sa famille et vivait au rythme des saisons, des récoltes et des marchés, des messes, des fêtes religieuses, des baptêmes et des enterrements[1].
L’église était avec la mairie le lieu d’animation le plus important du village. Le presbytère était près de l’église et celui qu’on appelait Monsieur le Curé pouvait être dérangé à toute heure. C’est à lui qu’on s’adressait en cas de difficulté entre voisins, pour s’assurer de la moralité du futur époux de sa fille, s’il résidait dans un village voisin, ou pour négocier un projet d’agrandissement de son exploitation. Mais le prêtre de la paroisse était avant tout une autorité capable par son exemple, ses sermons et ses initiatives d’apaiser les tensions et de rassembler toute une communauté autour de valeurs communes.
Célébrant l’office religieux des obsèques dans le même lieu où il célébrait les mariages et les naissances, ses homélies présentaient une conception de la condition humaine dans laquelle la finitude de l’existence avait sa place[2], rappelaient l’importance des liens qui reliaient les vivants et les morts.
Contraint de s’intégrer à la société globale, soumis aux règles du marché et attiré par le mode de vie et les aspirations des citadins, le village dont se souviennent les anciens a perdu son attractivité, est devenu une agglomération d’établissements agricoles.
Si les causes de cette transformation sont diverses, la conjonction de leur action a conduit à la disparition progressive d’une société qui réussissait à préserver des liens de solidarité entre ses membres et à maintenir, grâce à ses rituels, une certaine harmonie entre les exigences de la vie et la réalité de la mort.
Les causes de la transformation du village
L’effondrement démographique des agriculteurs
En 1850, les paysans étaient 20 millions et représentaient 55 % de la population totale. En 1990, ils étaient 2,2 millions, chiffre réduit à 573 642 en 2003[3]. La population agricole qui constituait au début du XXe siècle 40 % de la population totale, n’en représente plus qu’à peine 1,5 % en l’an 2000. Entre 1955 et 1995, le nombre des exploitations agricoles est passé de 2 308 000 à 734 000, soit une diminution de 68,2 %. Sur les 30 000 agriculteurs qui prennent leur retraite chaque année, seuls 12 000 sont remplacés
Tandis que la guerre de 1914-18 a relancé le développement des villes de moyenne dimension, les petites communes rurales sont devenues encore plus petites et les plus grosses se sont effondrées. Entre 1911 et 1962, le nombre de communes a augmenté jusqu’au seuil de 300 habitants mais entre 300 et 5000 il a diminué avec comme résultat un délabrement démographique et social des villages. Avec la baisse de la densité du peuplement, les formes les plus élémentaires de la vie de voisinage, l’entraide habituelle, sont devenues impraticables. La charge de conseiller municipal d’élective est devenue obligatoire. L’école s’est vidée et nombre de fêtes sont tombées en désuétude. Tout ce qui contribuait à tonifier le corps social a disparu et la vie sociale s’est ankylosée avant de s’éteindre tout à fait. Le village et l’espace étendu aux villages voisins n’ont plus été capables d’assurer le choix du conjoint et le renouvellement des générations. Le vieillissement de la population a accentué la léthargie sociale et accru le malaise des jeunes déjà dominés par les rapports de pouvoir existant dans les familles. Le célibat a atteint des proportions élevées et le vieillissement de la population a été observé dans toutes les campagnes. Dans la Champagne du Berry la proportion des plus de soixante ans est passée de 8,6% en 1861 à 11,5% en 1906, 18% en 1924, à 21,4% en 1962. Cette tendance a retardé le dépeuplement des villages, mais elle a accéléré l’exode des jeunes.
L’extinction de l’artisanat rural
L’enquête agricole de 1929 a recensé près de 570 000 personnes encore actives dans l’artisanat de service. Si le commerçant se substitue peu à peu à l’artisan du village, il reste nécessaire de ferrer les chevaux, de fabriquer et réparer les harnais, de remplacer et entretenir les charrettes, d’aiguiser les socs des charrues et jusque dans les années 1950 les artisans du fer, du bois, du cuir, du bâtiment sont les auxiliaires indispensables de l’agriculteur. Mais peu à peu les entreprises de battage et les mécaniciens-électriciens proposent leurs services aux agriculteurs. La mécanisation des activités agricoles, la production d’engins sophistiqués, le développement des service après-vente, la vente par correspondance, l’implantation des grandes surfaces, ont conduit à la disparition des métiers comme celui de tonnelier, sabotier, scieurs de long et maréchal ferrant, bourrelier, charron. La modernisation de l’agriculture a entraîné un changement du mode vie des habitants et relégué le village à une fonction de production agricole.
La désacralisation des fêtes profanes
Dans la mesure où elles étaient associées aux fêtes agraires, la désacralisation des fêtes profanes a annoncé la diminution de la ferveur pour les fêtes religieuses. A propos de la Chandeleur, « Manger des crêpes le deux février, on y pense encore et même à en faire sauter une sur l’armoire pour être riche… mais comme il est triste de constater qu’en beaucoup de paroisses de campagne, plus rien de religieux ne marque cette journée, une des plus anciennes fêtes liturgiques de la Vierge. » lit-on dans une brochure de la Jeunesse Agricole Chrétienne. Toute trace de fête n’a pas pour autant disparu, la fête des Rois c’est le gâteau, la Chandeleur, les crêpes. Si l’Assomption qui « arrive à la fin ou presque des travaux de la moisson n’est plus célébrée par une procession en voiles blancs, la rentrée de la dernière gerbe s’accompagne toujours d’un repas qui réunit les moissonneurs, les familles et les voisins. Noël c’est pour les jeunes le bal, la joie de festoyer autour du feu. La fête patronale, de moins en moins la fête du saint patron de la paroisse, reste la principale fête du village. Ainsi des fêtes qui disparaissent sur le plan religieux subsistent comme fêtes profanes et sont l‘occasion d’un repas particulier, voire d’un jour férié. Mais hormis la fête patronale, elles se font plus strictement familiales ce qui confirme la primauté croissante de la famille sur le village. » (Chanoine Boulard p. 335)
Le déclin progressif du rôle social de l’église
Avec la régression de la pratique religieuse[4], la vie sociale s’est étiolée. La messe du dimanche, temps de rassemblement de la communauté, a souffert d’une constante désaffection et la messe de minuit de Noël est devenue un souvenir. Dès 1930 10 000 communes rurales sur les 35 000 n’avaient plus de prêtre résident. En 1944 la commune a été officiellement reconnue comme un lieu distinct de la paroisse et les petites paroisses ont été regroupées. Avec la fin du village comme unité élémentaire viable de la vie sociale, c’en est fini de la paroisse commune, « de la paroisse totalitaire, dans laquelle le curé maître après Dieu, tenait entre ses mains tout le domaine spirituel et un peu le temporel de ses ouailles ». L’idée d’un déplacement de l’axe de solidarité sociale s’est peu à peu imposée. « Assurer quelques messes à un nombre infime de fidèles a abouti à un abandon pratique de l’évangélisation. » 21 000 prêtres s’occupent de 18 millions d’habitants alors qu’en ville 7 200 ont la charge de 24 millions d’âmes.
« Quand du moins le village ne meurt pas tout à fait, la vie qui le déserte se rassemble ailleurs. Dans les bourgs centres mieux achalandés et facilement accessibles. Le prêtre n’a plus de « communauté de vie » autour de lui et ses paroissiens sont hors de son influence, se regroupent autrement et ailleurs. » (Chanoine Boulard, p. 369) [5]
La fin de l’accompagnement social des mourants et des rites funéraires
Dans le village dont se souviennent les aînés chaque individu possédait une identité, existait comme sujet. Ses dernières années de vie ne se déroulaient pas dans l’anonymat d’une maison de retraite ou d’un service hospitalier, mais à son domicile avec la présence et le soutien de sa famille et de ses voisins, c’est à dire avec « la possibilité de se sentir humain, vivant désiré…de se sentir attaché et investi. » (Bonnet 2012) et loin d’être caché, son décès était l’objet d’un rituel qui mobilisait toute la communauté.
« Jusqu’à la guerre de 1941, dans tout l’occident, écrit Philippe Ariès, la mort d’un homme modifiait solennellement l’espace et le temps d’un groupe social qui pouvait s’étendre à la communauté tout entière, par exemple au village.On fermait les volets de la chambre de l’agonisant, on allumait les cierges, on mettait de l’eau bénite ; la maison se remplissait de voisins, de parents, d’amis, chuchotant et graves. Le glas sonnait à l’église d’où sortait la petite procession qui portait le Corpus Christi... La mort était un fait social et public. Le groupe social avait été atteint par la mort et il avait réagi collectivement en commençant par la famille la plus proche, … » (Ariès p.553)
Le sociologue Ferdinand Tönnies a proposé le terme de ‘communauté’ (Gemeinschaft) pour qualifier ce modèle de sociabilité qu’il a opposé à celui des villes[6]. Il en va autrement de nos jours.
Du fait de la quête d’autonomie des individus, de l’affaiblissement des croyances religieuses[7] et de la dispersion géographique des phratries, lorsqu’ils ne sont plus capables de prendre soin d’eux-mêmes et qu’ils sont isolés, une proportion importante de sujets âgés sont désormais contraints de déménager dans un EHPAD, et après quelques années d’y mourir discrètement avec pour seule présence celle de quelques professionnels de l’établissement et de membres de leur famille.
[1] Arbuz G. 2016, Ecouter les sujets âgés, Toulouse, éditions Erès p. 49
[2] Des trois religions monothéistes, la religion catholique est celle qui donne du passage de la vie au trépas la représentation la plus sereine, comme le montre cet extrait de l’animation pastorale du 5e dimanche de Pâques du 10 mai 2020 de l’espace Bernadette de Nevers.
« En ce temps pascal, il nous est bon de nous rappeler que nous sommes de passage sur cette terre, en pèlerinage. Notre vocation est de rejoindre la Maison du Père. Nous sommes faits pour le ciel. Nous sommes appelés à la résurrection. »
[3]. Selon les indications de la Mutuelle sociale agricole (MSA) ; C. Rosier, La population des exploitants agricoles en 2003, Direction des statistiques et des études économiques et financières, février 2005.
[4] « Le catholicisme actif reprend au milieu des années 1960 un déclin annoncé dès les années 1950. Il avait alors commencé sa régression, passant de 27% à 20% d’assistance à la messe dominicale entre 1952 et 1966. Stable à 20% entre 1966 et 1972, la proportion des messalisants chute à 14% dès 1978, à 6% en 1987, et à 4,5% en 2006. En tenant compte de la surreprésentation des gens âgés dans la pratique religieuse, nous constations la disparition presque totale de la religion dans sa dimension rituelle. » p. 16
Hervé le Bras, Emmanuel Todd, 2013, Le mystère français, Paris, éditions du Seuil, 321 pages
[5] F. Boulard « Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français, XIXe-XXe siècles » Paris, Ed. du CNRS, 1982. p.369
[6] Tönnies F. 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft- Communauté et société Collection: le Lien social 2010
[7] « Almost all the questions of most interest to speculative minds are such as science cannot answer, and the confident answers of theologians no longer seem so convincing as they did in former centuries. Theology induces a dogmatic belief that we have knowledge where in fact we have ignorance, and by doing so, generates a kind of impertinent insolence towards the universe. Uncertainty, in the presence of vivid hopes and fears, is painful, but must be endured if we wish to live without the support of comforting fairy tales. » Bertrand Russel 1945, A History of Western Philosophy, New York, A Essandess Paperback, Simon and Schuster