Eliane Feldman1
Présentation du livre de Georges Arbuz
préparer et vivre sa vieillesse2
Voici la fiche de présentation du livre.
Un précédent ouvrage de G. Arbuz « Le grand âge : chance ou fatalité ? » nous avait familiarisé avec une idée assez peu répandue et pourtant d’une grande évidence, qui était la surprenante aventure qui attendait les personnes nées entre 1920 et 1950. Nos contemporains se rendent-ils compte que ce que l’on reproduisait jusque là de génération en génération, à l’identique ou presque, était devenu obsolète, de façon assez radicale ? Cette nouvelle disposition d’esprit, qui nous fait aujourd’hui malgré nous et malheureusement le plus souvent à notre insu des pionniers, il s’agit de la penser d’abord avant de l’agir, de prendre en compte l’ampleur des changements à assumer :
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Jamais génération humaine n’aura vécu une telle avancée en âge. Etre centenaire aujourd’hui est devenu banal et le sera encore plus demain.
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Cet allongement de la vie tient pour beaucoup aux progrès technoscientifiques qui ont doté la médecine d’outils extraordinaires, reléguant l’art médical du XIXème siècle (et d’avant) dont l’impuissance était reconnue et acceptée comme une fatalité.
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La Société elle-même, bousculée par ces progrès dans tous les domaines, mais bien plus encore par des changements profonds de mentalité aux multiples causes.
Georges Arbuz nous avait ainsi préparé à tirer des conséquences utiles pour le temps d’aujourd’hui et son livre « Le grand âge : chance ou fatalité ? » constitue un apport indispensable pour penser l’aujourd’hui et le demain de cette génération, pionnière plus qu’elle ne le sait. Et il est capital de faire cet état des lieux avant de tirer des conduites concrètes, qui sont en grande partie à inventer. Cependant l’auteur avait alors pour premier objectif d’attirer l’attention de tous les professionnels ayant à prendre soin des personnes très âgées. Aujourd’hui, le nouveau livre –qui est une suite logique – s’adresse à tout le monde : A la génération qui vit cette mutation, mais aussi à leur entourage, et cela essentiellement à partir de témoignages recueillis avec la compétence ethnologique de l’auteur, témoignages aussi de leur entourage, entraîné à vivre ces nouvelles donnes.
Avant de rendre compte de toutes ces rencontres, G. Arbuz démontre le caractère charnière des générations nées entre 1920 et 1950. Car il ne faudrait pas sous-estimer ce qui est en train de se passer. Peut-être toutes les générations vieillissantes ont eu toujours tendance à regarder leur descendance d’un œil critique : nous avons tous eus un aïeul un peu grognon soupirant : « Ah ! ce n’est plus comme dans le temps ! Y a plus d’enfants, ou de respect, ou de saison » !
Nous sommes bien face à une nouvelle civilisation, dont l’innovation technoscientifique n’est qu’un des aspects, et loin d’être le seul décisif. L’essor scientifique a cependant changé définitivement bien des choses, comme la pénibilité du travail et ses conséquences sur la santé et la longévité des travailleurs. C’est loin d’être négligeable. Mais cette évolution est tellement à la portée de l’observation quotidienne que nous ne nous y attarderons pas.
Ce que « Préparer et vivre sa vieillesse » nous apporte, c’est l’analyse de la révolution des mentalités qui amène des comportements sociétaux et individuels nouveaux.
Nos parents ont vécu, au début du XXème siècle, un tout autre temps, dans une société hiérarchisée, dans un ordre sociologique et moral réglé, avec une forte influence de l’église, religion majoritaire, voire universelle. Cela donne une relation au travail comme à la maison très verticale, l’autorité du patron comme du chef de famille étant incontestée.
En découlent également une morale et des valeurs exigeantes, où il s’agit de se débrouiller seul, de ne rien devoir aux autres, mais aussi de maintenir une solidarité collective. Enfin, on travaille dur et longtemps, dans des conditions matérielles qu’on n’imagine mal aujourd’hui, où les arrêts de travail fréquents, les RTT , les semaines légales de congés transforment totalement le paysage de la collectivité active.
Tout cela est relaté par le témoignage des plus anciens qui se rappellent cette vie si différente qui fut la leur au temps de leur enfance. Milieu agricole, travailleurs de la mine, « il ne fallait pas rester à rien faire ! »
Le livre et ses témoignages nous rappellent aussi la profonde mutation de l’école. Là aussi, autorité incontestée, qui transmet un savoir minimum (lire, écrire, compter) mais aussi les valeurs sur lesquelles s’appuie l’ordre établi. Il n’est pas facile alors de passer du primaire au secondaire, on est donc loin du bac pour tout le monde (ou presque).
Et puis il y a le tournant de la guerre, la seconde du genre dans le même siècle, l’aspiration à revivre, à vivre mieux se fait exigence. C’est l’avènement d’un « homme nouveau », selon la formule de Jean Fourastié. Georges Arbuz en relie l’avènement à un changement de regard sur l’enfant, à la faveur des courants psychologiques qui, après FREUD, s’intéressent à la psychologie infantile, d’où il découle de nouvelles approches éducatives, beaucoup plus centrées sur les désirs, les capacités de l’enfant, que sur l’idée ancestrale que le jeune âge est le temps où il faut exiger de l’enfant qu’il entre dans un ordre établi, à l’image de l’enfance de ses propres parents.
Quant à la démarche scientifique très présente, elle amène tout d’abord des mesures éducatives d’hygiène, de propreté, qui n’avaient guère cours au temps des corons et des courées des villes industrielles, ni au fin fond de nos campagnes. Mais, plus largement, ce sont les méthodes éducatives, à l’école comme à la maison qui changent. L’obéissance n’est plus la règle unique ; on essaye de mieux comprendre l’enfant et de négocier avec lui. On est attentif à repérer ses motivations, son plaisir, ses intérêts : le temps de la discipline et du silence a vécu.
Le regard sur le couple et donc la famille change aussi assez radicalement. La place de la femme change : elle travaille au dehors plus souvent, et surtout la révolution contraceptive la sort définitivement d’un rôle ancestral. Au foyer, elle n’est plus « celle qui se tait et se soumet » (J. Binoche), aussi les ruptures de couple se multiplient jusqu’à la situation actuelle que tout le monde connaît. Et tout ceci soutenu par la fin de la censure sociale.
On conçoit que dans une société aussi remuée, dans une si nouvelle configuration des familles, le rôle des grands parents change aussi assez radicalement. Leur soutien devient impératif, et leur meilleur état de santé, leur plus grande autonomie financière aussi, le leur permet.
Si bien que la génération née entre 1920 et 1950 va vivre très différemment le temps de sa vieillesse.
Le grand mérite de ce livre est d’asseoir les questions propres à notre génération sur l’étude psychosociologique de ce qui nous a précédé.
Aussi, inutile de calquer notre vieillesse sur celle de nos parents, trop de facteurs ont révolutionné les donnes.
Ceci est dans l’air du temps. Pour avoir travaillé longtemps auprès des gynécologues en charge des problèmes d’infertilité, et ainsi d’avoir vu apparaître l’échographie anténatale, puis les méthodes de procréation assistée, je me suis souvent fait la réflexion que ces jeunes femmes, ces jeunes couples, avaient à faire face à des situations jamais expérimentées, et pour lesquelles ils avaient à inventer de nouvelles façons d’être et de penser leur histoire, sans pouvoir faire référence au vécu de leurs propres parents, la mère en particulier. Savoir à 5 mois de grossesse que l’on porte un enfant anormal, sans en faire la découverte lors de la naissance comme cela s’est toujours produit depuis que le monde est monde, voilà un exemple qui illustre que nous sommes dans un siècle où il nous faut inventer, trouver nous-mêmes nos solutions sans pouvoir calquer nos conduites sur le savoir transgénérationnel.
C’est dans cet esprit que le livre continue sa recherche. Quid de notre vieillesse actuelle et à venir au milieu de ces profondes transformations ?
Puisque nous vivrons statistiquement encore plus vieux que la génération qui nous a précédé ; puisque pour la plupart d’entre nous la vie de travail ne nous a pas usés physiquement grâce aux progrès de tous ordres qui ont allégé les tâches ; puisque nous ne sommes plus dans cet état d’indigence que connaissaient les vieux travailleurs d’il y a 50 ans et plus (sans minimiser les risques que courent une frange de la population des retraités à cet égard) , quel regard porter sur ce qui nous attend pour les…30 années à venir ?
Le départ à la retraite en est le premier événement, et il est de taille. Soulignons au passage combien ce mot est négatif, il parle de retrait, c’est-à-dire de recul ; on parle aussi de retraite pour les armées vaincues ! Bref, les sexagénaires se retrouvent-ils dans ce mot ?!
Les sexagénaires pensent plutôt qu’ils vont changer de vie : leurs 37 années de travail, même épanouissantes, commencent à leur peser et ils souhaitent le changement, comme on aimait, enfants, changer de jeu ! Sauf que la plupart ne préparent rien de ce qui va se passer, et les effets de cette impréparation vont être plus ou moins coûteux.
Il est des entreprises qui proposent à leurs futurs retraités un stage de préparation à la retraite. Initiative louable, mais souvent réservée à des cadres, et traitant essentiellement des questions matérielles et très peu du choc psycho-affectif qui peut survenir. Bref, très insuffisant.
Car on se prépare de longues années à l’exercice de 30 ans de métier. Alors, quid des 30 années de l’après travail ? Comment s’y préparer un peu mieux ?
Ces Futures 30 années sont laissées à l’improvisation de chacun, avec les erreurs de toute improvisation, mais ici le temps prend de l’importance : comment éviter de gâcher ce qui reste à vivre, puisque – tout le monde le sait, même s’il n’en veut rien savoir- ce sera la dernière étape de la vie ?
Prendre sa retraite selon que l’on est issu du milieu paysan, ouvrier, ou du secteur tertiaire, est source de bien des différences. Les entretiens réalisés dans ces différents milieux en attestent.
Ressenti comme heureux, ou chargé d’inquiétude, ce départ est un moment de vie éventuellement dangereux, et les accidents somatiques – faudrait-il dire psychosomatiques ?- ne sont pas rares. En tous cas c’est fréquemment un moment très ambivalent : soulagement apparent, inquiétude aussi : que réserve ce temps à venir ?
Ce peut être le temps d’une image de soi fragilisée, si la composante professionnelle de soi-même a été dominante. Il y a bien sûr la perte des repères habituels, de lieu, de temps ; et tout cela peut donner lieu à un moment assez jubilatoire, qui n’est pas sans sa composante inverse se révélant peu à peu, faite de doute et d’inquiétude.
Quitter le lieu de travail, c’est aussi réintégrer, réinvestir son domicile, expérience bien différente si l’on est un homme ou une femme. Il n’est pas rare que le premier y cherche ses marques dans une nouvelle organisation de la vie avec le conjoint.
Il s’agit de prendre le temps de se construire une nouvelle existence, de vivre ce moment comme une transition, et de se donner les moyens de définir d’autres raisons de vivre. Cette grande liberté qui fait suite a tant de contraintes n’est pas facile à gérer. L’angoisse latente peut entraîner par exemple à s’engager trop rapidement dans des directions qui ne nous conviennent pas vraiment, comme s’il fallait combler le vide, pallier la disparition de l’étayage qu’a constitué la vie professionnelle et ses contraintes.
Il n’est pas rare non plus, que, devenu plus libre, on n’ose pas s’engager dans des activités qui nous plairaient, alors que l’un ou l’autre de nos enfants est en demande d’aide.
Les solutions trouvées sont très diverses, tous les témoignages cités en témoignent. Les leçons à en tirer sont importantes : quelles réflexions ont présidé à ces choix ? Quelles aides peut espérer le nouveau retraité pour discerner la bonne direction à prendre ?
Il est tout de même frappant que la vie professionnelle a été jalonnée d’occasions de réfléchir à ses pratiques – la loi sur la formation professionnelle de 1971 en a permis le développement- mais lorsque l’on se trouve exclu de ce milieu de travail, plus rien n’accompagne le nouveau retraité à faire le point pour utiliser au mieux cette période réputée merveilleuse et qui n’en est pas moins problématique si l’on s’y engage aveuglément.
Il semble que le Centre d’études gérontologiques ville-hôpital de Bretonneau ait perçu ce problème et y travaille activement)
La réflexion sur le SENS de ce temps libre est à opérer en lien avec la vie antérieure, ses choix et les lignes de force qui ne peuvent que se dégager pour peu qu’on y réfléchisse un peu, et cela d’autant plus facilement que l’on peut en parler à d’autres et en recevoir alors un éclairage aidant. Souhaitons que l’arrivée massive à la retraite des « papy-boomers » organise plus fermement ce genre de démarche si utile pour « réussir » ce qui reste à vivre.
Même si le sexagénaire nouvellement retraité est en pleine forme physique et intellectuelle, il ne peut se cacher que la nouvelle vie qui s’ouvre devant lui le mène inéluctablement vers la mort. Sans que cette pensée n’envahisse le devant de la scène psychique, elle n’en est pas moins en arrière-plan, et peut parfaitement être un aiguillon pour ne pas rater ce dernier bout de chemin.
D’autant plus que le corps fait signe ! On arrête de jouer au tennis : c’est un sport trop brutal ! On lui préfère la marche ou la natation ! On ne soulève plus les mêmes charges, on se baisse avec plus de difficultés, bref, le corps rappelle s’il le fallait la réalité du vieillissement. Les anniversaires prennent une autre signification, les dizaines nouvelles inquiètent plus que les précédentes…Tout cela s’impose à nous, dans un clair-obscur, car à ces constats s’oppose notre incapacité à nous représenter notre propre mort : Freud nous a appris que l’Inconscient était intemporel et donc incapable de se figurer une fin. Cependant, nous quittons peu à peu l’illusion de l’immortalité qui est le propre de la jeunesse et de notre âge adulte pour nous apprivoiser vaille que vaille à notre destin d’être pour la mort. Le temps alors devient précieux car limité. Il y a des choses à faire avant qu’il ne soit trop tard, aussi faut-il éviter la dispersion qui a pu être de mise lors du passage à la retraite. Cependant la perception de son âge propre reste difficile, et il n’est pas rare d’entendre des personnes octogénaires évoquer les pensionnaires d’une maison de retraite en les trouvant trop vieux pour elles !
Avancer vers le grand âge en comptabilisant peu à peu les « jamais plus » physiques ou psychologiques ne permet pas pour autant d’imaginer sa phase ultime : on ne peut le faire qu’en se remémorant celle de nos proches disparus avant nous. On se souhaite qu’elle ne dure pas trop longtemps, qu’elle ne soit pas trop source de charge inopportune pour nos enfants. A la rigueur on peut préparer matériellement ses obsèques, ou cotiser à une assurance « dépendance »…faire son testament…Tout cela n’est pas des plus facile.
Ce qui compte, pour les interviewés de Georges Arbuz, c’est de ne pas oublier de transmettre des paroles à ses proches, à ses enfants : c’est le legs le plus important. Plus concrètement, les personnes interrogées souhaitent terminer leur vie chez elles, de façon très majoritaire, pour ne pas dire unanimes.
Mais atteindrons- nous ce temps ultime seul ou en couple ?
Si c’est en couple, l’auteur insiste avec raison sur la difficulté de l’entreprise, et recommande au conjoint aidant de se faire aider lui-même, tant matériellement que moralement. Si la vie commune a été longue et, comme toute vie, faite de bonnes et de moins bonnes choses, c’est un temps difficile, où la plus ou moins bonne qualité du couple va se révéler parfois cruellement. Pourtant, pour le sujet âgé en difficulté, le conjoint est le personnage solidaire, confident des craintes inexprimables à tout autre, lien avec les autres soignants ou familiers.
Et puis il y a les autres, ceux qui sont seuls. La solitude est le lot d’un grand nombre de sujets atteignant le grand âge. Cette solitude peut être relative, liée à l’éloignement géographique des enfants. Elle peut être totale pour certains, avec l’angoisse de mourir dans l’ignorance générale. (On se rappelle à ce sujet la catastrophe de l’été 2003)
Parcourir ce temps de la vieillesse ne peut omettre la position des proches, et en particulier des enfants. Or, nouveauté historique encore, l’allongement de la durée de la vie fait que de « jeunes » retraités, souvent sollicités par leurs enfants mariés et en charge de famille, se retrouvent eux-mêmes avec le souci et la charge de parents très âgés, parvenus à ce stade de dépendance qui nécessite, là aussi qu’ils interviennent, qu’ils prennent en « charge » l’un ou l’autre de leurs parents, voire les deux. C’est dire que pour ceux-là, le temps d’épanouissement de l’entrée dans le temps soit disant libre, est lourdement grevé.
Pourtant, les témoignages de ce livre révèlent combien l’attachement à la génération précédente est grand, fait d’une telle épaisseur d’histoire commune. Les liens affectifs sont bien différents d’une famille à l’autre, mais il y a tout de même un dénominateur commun fait d’une sorte d’obligation morale de rendre aux parents ce qu’ils nous ont donné, ce que G. Arbuz appelle joliment : une dette de vie. C’est quelque chose qui ne s’explique pas, une sorte d’obligation morale, « c’est de l’ordre de l’évidence », dit quelqu’un. Remontent alors les histoires d’enfance dans leurs moments heureux, les efforts des parents pour les élever, leur procurer des armes pour se défendre dans la vie, assurer leur devenir.
Bien sûr, cette charge incombe en premier lieu aux descendants directs, mais les temps nouveaux font qu’il n’est plus question de garder ses parents chez soi, ce qui fut l’histoire familiale dans les générations qui ont précédé. Maintenant, beaucoup de facteurs tels que la priorité à la vie de couple et à son intimité, les nouvelles conditions d’habitat aussi, mais essentiellement l’importance nouvelle donnée à la notion de vie privée, font que l’arrivée à son domicile de ses parents n’est plus envisagée. Mais l’investissement est là, et demande un effort physique et psychologique important : il faut se rendre le plus souvent possible au domicile du parent âgé, s’assurer de son confort, mettre sur pied les aides extérieures, les visites médicales, voire les hospitalisations nécessaires. Evidemment tout cela n’est pas sans culpabilité, comme si tout l’effort consenti était encore insuffisant pour rendre aux parents ce qu’ils ont fait pour nous. Quand on en arrive à devoir envisager l’entrée en institution, la difficulté est à son comble, et les soignants qui se plaignent parfois des exigences de certaines familles devraient mesurer que ces familles traduisent ainsi leur propre culpabilité de ne pas faire eux-mêmes ce qu’ils exigent des autres : qui est le « mauvais » accompagnant dans ce cas ? Le soignant incriminé ou l’enfant qui ne s’est pas senti capable d’assumer lui-même la charge ? Ni l’un ni l’autre, évidemment. Le tragique de l’existence, c’est ce naufrage du corps ou de l’esprit qui est dans notre destinée, si nous atteignons un âge avancé. Les soignants les mieux formés comprennent alors qu’ils sont aussi payés pour assumer ce rôle là.
Du côté de la mort elle-même, ce qui a changé, c’est qu’elle frappe désormais presque exclusivement dans l’âge extrême de la vie. Nous avons vu aussi combien le changement tenait à la rupture culturelle qui s’est produite entre la génération de nos parents très âgés et la nôtre. Le mode d’accompagnement de la fin de vie se transforme lui aussi, puisque la cohabitation n’existe plus. Cet accompagnement se fait plus long, dans un cadre très différent.
Quand le temps de la fin est proche, et cela est souvent l’expérience des filles avec leur mère, il faut envisager ce qui se passe là comme une double crise existentielle : d’un côté, celui ou celle qui vit, dans une plus ou moins grande sérénité, ou au contraire dans l’angoisse, le mystère de sa propre fin ; mais aussi de l’autre, celui ou celle qui anticipe ce « jamais plus » d’une relation qui l’a fait naître, et qui du même coup change de rang dans la chaîne générationnelle humaine. Et ceci dans une Société où la mort est refusée, déniée, hors scène, hors jeu. Tout cela, cette épaisseur de notre « hominitude », fait que le grand âge est le temps du bilan de toute une vie, car auparavant le temps a passé à une vitesse croissante, les activités ont été peut-être une agitation pour échapper à la réflexion sur les pertes, les échecs que compte une vie, tout autant que ce qui fut construit dans une originalité propre à chacun. A la lumière de ce travail de pensée, peut-être la relation avec ses plus proches prend- elle une autre coloration, un prix plus grand aussi. Quand cela est possible, l’on peut dire alors que ce temps est précieux, si l’action n’est plus de mise’, pour une activité la plus spécifiquement humaine, qui est le travail de pensée approfondissant le sens de sa vie et de son histoire.
Georges ARBUZ cite ces très belles lignes de Colette :
« …Tout ce qui m’a étonné dans mon âge tendre m’étonne aujourd’hui bien davantage. L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai jamais d’éclore que pour cesser de vivre. »
En conclusion, la prise en compte de ce phénomène totalement nouveau qu’est l’accroissement de la durée de vie humaine, du moins dans nos sociétés dites avancées, se fait de plus en plus nette. Dans le domaine qui est le mien – la médecine -, la gériatrie s’impose de plus en plus comme une discipline spécifique ; on n’aborde pas la pathologie d’un corps de 80 ans comme celle du corps de 50 ans. Le premier livre de Georges Arbuz l’avait amplement démontré. La Société se doit également d’aborder les problèmes spécifiques au grand âge de manière nouvelle, et les CLIC s’y emploient fort heureusement.
Mais cela ne suffit pas encore.
Il reste un domaine plus subtil, qui est de permettre à cette nouvelle classe d’âge, à ces citoyens, de construire eux-mêmes la réflexion, voire la prévention qu’ils souhaitent pour bénéficier et non subir cette nouvelle espérance de vie. Pour cela, il faut inventer pour cette population des lieux de réflexion : ces derniers auraient l’avantage de permettre à chacun, plutôt que d’être entraîné plus ou moins à son corps défendant dans des activités qui frisent parfois l’activisme au service des autres, de prendre le temps de réfléchir à soi-même et au sens qui est à construire de sa propre vie.
J’ai cru comprendre que c’est un de ces objectifs que le CEGVH de Bretonneau s’est fixé et que Georges Arbuz a animé, fort de sa compétence de psychosociologue. Après avoir refermé ce livre, l’urgence d’une telle réflexion devient une évidence. Les témoignages recueillis, et que l’on peut y lire, montrent la richesse de pensée que nos contemporains de plus de 60 ans sont capables de produire, pour peu qu’ils trouvent le lieu et les oreilles pour pouvoir construire ce temps de vie nouveau qui est à inventer.
1 Médecin, psychanalyste, 161 rue du Mont des Cats, 59 270 Berthen
2 Georges Arbuz, Préparer et vivre sa vieillesse, éditions Séli Arslan, Paris 2008
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